Les souliers bruns du quai Voltaire
absent, et Joseph, descendu au sous-sol trier des reliés, se fichait du tiers comme du quart avec la jugeote d’un enfant de dix ans.
« On ne peut compter que sur soi-même et, faute de réagir promptement, je m’enliserai dans le laisser-aller », pensa-t-il en considérant son porte-plume.
— C’est la bouteille à l’encre, ce manuscrit, grognonna Joseph qui, à la lueur défaillante d’une loupiote, s’efforçait de décrypter le recueil. En premier lieu il y a ce texte sur papier chiffon. Zut ! Quel est le timbré qui a écrit ça ?
Margot Fichon a livré un secret merveilleux que je m’attache à localiser. Si je n’y parviens pas, je soumets au discernement des initiés futurs certains éléments qui…
Joseph tourna rapidement les pages et découvrit quatre feuilles de superbe papier vélin rehaussé de miniatures qui, chacune, illustrait un texte, et qui débutaient ainsi :
Pour tous nobles cœurs animer, je, Margot Fichon, commence à parler.
Le jour de Mathusalem
Te séparant de ceux qui t’aiment
À travers les sentiers des âges
En route pour le long voyage
Au sein du cloître tu boiras
Trois perles de l’aigue d’argent
Sur la maison de Jonathas
Que fort méchamment l’on arda
Pour avoir fait bouillir l’hostie
Dont tout le sang se répandit…
La voix de Kenji le fit sursauter.
— Joseph ! Remontez, j’ai besoin de vous !
« Crotte ! Je suis taillable et corvéable à merci ! Il poireautera. »
Il orienta le manuscrit vers la faible lumière.
« En gros, cette Margot Fichon conseille d’avaler trois perles de l’aigue d’argent sur la cagna d’un type nommé Jonathas que l’on arda méchamment pour une hostie bouillie. Je n’y comprends rien ! »
— Joseph, vous êtes cavernicole ? Il y des commandes à classer !
— Ouais, on vient, on vient. La barbe ! Jamais tranquille !
Joseph escamota l’opuscule sous un paquet de Moniteur universel . Le montrer à Victor, ah non alors ! Lui fournir des indices qu’il n’aurait pas déchiffrés au préalable, pas question. Cela lui apprendrait, à ce cachottier qui distillait ses révélations à la pipette !
Il remonta prudemment au rez-de-chaussée avec l’intention de sonder Kenji en affectant l’indifférence. Kenji le dévisagea par-dessus ses demi-lunes et d’un geste du menton lui désigna une pile de reliés.
En renâclant, Joseph se livra à son sport favori. Il lui fallut patienter jusqu’au départ de Mlle Mirande. La piquante créature aux joues rondes et au nez retroussé, devenue une des fidèles de la librairie, talonnait son propriétaire et le priait de lui confirmer les louanges accueillant la publication des Chansons de Bilitis de Pierre Louÿs. Kenji se rengorgeait de cette visite et ne manquait pas une occasion de frôler les mains de la jeune fille.
« Il est incorrigible. Une chance que Mme Djina soit en courses ! » songea Joseph.
Enfin, la sonnette tinta. Il se hâta de s’enquérir de ce qui le tarabustait.
— Arda , ça veut dire quoi ?
— Remettez le mot dans le contexte.
À contrecœur, Joseph récita :
— En la maison de l’innocent que l’on arda fort méchamment.
— Arda est probablement le passé simple du verbe ardoir .
— Je suis bien avancé.
— Ardoir ou ardre en français ancien signifie « brûler ».
— Ah ! Et Mathusalem, c’était un centenaire, non ?
— Le bruit court qu’il mourut à plus de neuf cent soixante ans. Vous ambitionnez de l’égaler ?
— Il avait son jour ?
— Cela me surprendrait que le petit-fils de Noé ait réservé un jour de la semaine à la réception de ses relations mondaines, ainsi que le font nos dames du boulevard Saint-Germain.
Agacé du ton railleur de son beau-père, Joseph dépoussiéra le buste de Molière à l’aide d’un plumeau qu’il balança exprès comme un encensoir. Kenji éternua en rafales.
— À question farfelue… articula-t-il, conscient de l’exaspération de son gendre.
— Existe-il un saint Mathusalem, oui ou non ?
— Je ne suis pas omniscient. Je ne connais que la saint-Cérité, le saint-frusquin et la saint-glinglin.
— Quand vous avez en tête d’être désagréable, vous êtes champion !
— Mais non, vous vous trompez, riposta Kenji d’un air enjoué. C’est juste que je n’ai jamais eu l’honneur de fêter l’anniversaire d’un pékin frisant le millénaire ! Pour vous prouver ma bienveillance, je
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