Les souliers bruns du quai Voltaire
vouée à Fantin-Latour qu’il estimait peu mais dont il admirait la technique.
Il eût préféré s’attarder devant l’hôtel où avait vécu Lola Montez avant son départ pour l’Amérique, ou pénétrer dans l’ancien immeuble de Marceline Desbordes-Valmore et Céleste Mogador que de participer à l’inauguration de La Palette et le Chevalet, nouvelle galerie consacrée aux turpitudes fin de siècle.
La boutique, louée par un gargotier nommé Léonce Fortin, serait placée sous le haut commandement du peintre Maurice Laumier. À la suite de revers de fortune, celui-ci était comblé d’avoir lâché ses pinceaux dans l’espoir que le commerce des toiles brossées par d’autres lui serait plus profitable que la vente de son œuvre personnelle.
Une trentaine de pique-assiettes s’agglutinaient dans le maigre local où l’on ne pouvait que se piétiner l’un l’autre et s’efforcer de ne pas effleurer du nez les gouaches couvrant les murs. Moustache avantageuse, ventre proéminent comprimé dans un costume à rayures, Léonce Fortin occupait à lui seul la moitié de l’espace. Il ne cessait de se vanter d’être redevable de sa passion artistique à Auguste Rodin, qui lui accordait le privilège de déjeuner chaque jour chez lui.
— Sans M. Laumier, qui m’a conseillé et prend tout en charge, jamais je ne me serais lancé dans une entreprise pareille ! C’est lui qui a convaincu Madeleine Lemaire de nous prêter quelques-unes de ses aquarelles florales. Et c’est lui qui a obtenu d’un inconnu, le père Malezieu, charcutier de son état, de déposer chez nous la totalité de ses créations.
Isidore Gouvier était intolérant aux bouquets, et ceux de la célèbre Madeleine Lemaire éveillaient au fond de ses sinus une irrésistible envie d’éternuer. Les coqs, les poules et les dindons immortalisés par le charcutier engendraient un malaise encore plus violent.
— On s’y croirait, tout juste si ça ne sent pas la fiente, ça, c’est pignoché ! Comment un aussi funeste penchant a-t-il pu germer en vous ? grommela-t-il à l’intention de Maurice Laumier, feutre à la Van Dyck rejeté en arrière, mains enfoncées dans les poches d’une veste de velours noir neuve, très satisfait de la situation.
— C’est mignon, hein, cette basse-cour ? susurra Mireille Laumier, dite Mimi, dont les formes généreuses s’épanouissaient dans une robe de taffetas mauve.
— Je sais ce que vous allez m’assener, ça ne vaut pas un pet de lapin, mais figurez-vous qu’il y a des amateurs. Cette immense cité de pierre et de fumées nocives est cause de spleen, les Parisiens ont la nostalgie de la campagne. Orner leur intérieur d’un poulailler les console d’une existence claquemurée et morose. C’est observé sur le vif, parce que ses gallinacés, le père Malezieu les boulotte après les avoir croqués ! claironna Maurice Laumier.
— Pauvre pintade, marmonna un homme à l’allure de contremaître anglais, aux paupières lasses et à la moustache fournie. Paix à son âme, comme à celle des microbes, qui en mènent de moins en moins large depuis que la mode est à l’hygiène. Et la Société protectrice des animaux qui ne bouge pas !
— Monsieur Alphonse Allais, si je m’attendais à vous voir ici ! s’exclama Isidore Gouvier.
— Et ça se vend ? demanda l’écrivain à Maurice Laumier, qui lui avait autrefois été présenté par Jane Avril.
— Des petits pains. Ça nous sauve la mise, à Mimi et moi, nous serons bientôt en mesure de quitter l’écurie où nous créchons !
— Moi, si je travaille, c’est dans le but unique de subvenir à mes débauches, répliqua Alphonse Allais, avant de serrer la main de Charles Léandre, un homme replet, haut en couleur, aux yeux de myope à fleur de tête derrière des lunettes rondes.
— Cette dame fume autant qu’un sapeur, chuchota-t-il en désignant l’épouse du gargotier. Vous savez, je délesterais volontiers M. Fortin de sa vêture pour parader au carnaval…
— Les habits de nos amis sont nos habits, remarqua un homme à figure de chat.
— Abel Hermant ! Quelle surprise ! s’écria Charles Léandre d’un ton chantant qui avait conservé son léger accent de l’Orne. Maurice a des relations !
— Et je suis fier d’en faire partie, constata Victor Legris, qui venait d’arriver, donnant le bras à Tasha.
— Toujours aussi belle et mince en dépit de ta maternité, ma chère, lui
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