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Les souliers bruns du quai Voltaire

Les souliers bruns du quai Voltaire

Titel: Les souliers bruns du quai Voltaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
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le montant de ce que je m’emploie à leur vendre à un prix honnête, cela me change de la boulangerie, on a parfois des surprises. Tenez, dimanche dernier, au moment ou j’entrouvrais une cage, un canari prend la poudre d’escampette et se perche dans un arbre.
    Amadeus porta la tasse à ses lèvres et souffla sur la mousse.
    — C’est une perte sèche.
    — Pas forcément. Il me suffit de récompenser de cinq sous les gamins qui rôdent dans les parages, munis d’une gaule au bout englué. Ils donnent la chasse aux évadés. Quelle cavalcade !
    — Est-ce ainsi que vous capturez vos soupirants ?
    — Je n’ai nul besoin de glu, je vous le garantis.
    — Les confitures vous tiennent lieu d’appât.
    — En voilà des balivernes ! Les confitures, je me les réserve. C’est tellement bon, le sucre, affirma-t-elle. Je m’en lèche les babines. Si vous avez envie d’y goûter, il y a moyen d’arranger ça.
    — Je n’osais vous le demander. C’est que je pourrais être votre père.
    — Les papas aussi ont droit quelquefois à une tartine de confiture.
    Ferdinand Pitel les vit sortir du troquet, il était incapable de bouger, il avait manqué l’information, peste ! Il s’avança avec une détermination nouvelle, rien au monde ne parviendrait à éveiller en lui un sentiment de culpabilité, ce qu’ils fricotaient lui retournait l’estomac, il ne laisserait pas ce type le doubler.
     
    Les souliers bruns se figèrent près d’une palissade aux planches rapiécées d’affiches. La moins délavée représentait un pneumatique Dunlop qui dévalait une rue pour rattraper une automobile. Une rumeur enflait rue Saint-Jacques. Des clameurs peuplaient le crépuscule de vibrations haineuses. Bientôt des vociférations claquèrent au détour du square Saint-Julien-le-Pauvre.
    — Mort aux Juifs !
    Un groupe de manifestants descendu de la montagne Sainte-Geneviève déchira le voile cotonneux qui emmitouflait la ville, des silhouettes aux poings dressés émergèrent à la lueur anémique des réverbères et des rares lanternes de fiacres.
    Surgies de nulle part, les huées allaient crescendo , débusquaient les ombres égarées sur les ponts.
    — Tuez-les tous ! Mort aux Juifs !
    Des pantins braillards défilèrent, bouche ouverte, mêlant leur haleine aux émanations fétides des caniveaux.
    Les souliers bruns s’engouffrèrent sous le porche d’un édifice public au fronton duquel s’étalait la devise Liberté, Égalité, Fraternité.
    Les derniers manifestants s’égaillèrent vers le fleuve. La voie était libre. Il fallait emprunter le pont de l’Archevêché, repérer les lieux, calculer le temps que cela prendrait pour se rendre du quai aux Fleurs à la rue du Vertbois en marchant d’un pas régulier une fois que le travail serait accompli.
    1 - Camelot.

Chapitre XIII
    Mardi 18 janvier
     
    Isidore Gouvier s’ennuyait. Vieillir, ce n’était pas seulement dissimuler sa calvitie sous un melon râpé et baisser les bras devant la marée de poils jaunâtres qui submergeait son visage. C’était aussi boiter de plus en plus à cause d’une fracture jadis infligée à son tibia par un voleur à l’esbroufe et lutter à l’aide de mouchoirs à carreaux contre un rhume des foins devenu chronique. C’était surtout se sentir inutile. Par bonté d’âme, Antonin Clusel le gardait en dépit de son âge au Passe-partout où il lui confiait une modeste rubrique artistique. Or, Isidore Gouvier, qui n’appréciait que Rembrandt et Goya, se morfondait face aux productions de l’art contemporain. « De la roupie de sansonnet, du pipi de chat mélangé à du bleu de teinturier », tel était son refrain, et ce n’était pas une matinée passée à déambuler dans les ateliers de rapins montmartrois qui le ferait changer d’avis.
    « Renoir, Degas, Monet, Puvis de Chavannes à la rigueur, mais ces étalages de pêcheurs de morue et de rescapés de la guerre de 70, pitié, je ne suis pas une baderne ni un contempteur de mon époque, mais il y a des limites ! » ruminait-il dans l’omnibus Pigalle-Halle-aux-Vins, qu’il abandonna derrière l’église Notre-Dame-de-Lorette.
    — Et rebelote, la rue Laffitte, l’inévitable fief des marchands de tableaux, maugréa-t-il en longeant les magasins d’Ambroise Vollard, de Paul Durand-Ruel et de Diot.
    Les Boudin et les Corot de belle facture exposés par Gérard le mirent de meilleure humeur, ainsi que la vitrine de Tempelaere

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