Les souliers bruns du quai Voltaire
in-douze tiré de sa poche.
— Vous aussi, vous vous servez de ficelle rouge ! s’exclama Victor.
— Beige, jaune ou verte, j’m’en tape, je ne tiens pas à ce que les fouille-merde 2 me salopent mes bouquins.
— Vous avez raison, approuva Victor. Savez-vous où je peux m’en procurer ?
— Chez Amadeus, le colporteur qui s’habille à la mode Charles X ou Louis XVIII. Moi, les dates…
— Les dates sont primordiales, intervint le professeur Mendole, elles nous prouvent que la destinée des peuples est régentée par des histoires de famille et que la vie est un éternel recommencement. Franchement, il était inutile de faire la Révolution pour subir ensuite le joug d’un empereur corse, des deux petits frères de Louis XVI, de leur cousin Louis-Philippe, et, pour finir, du neveu du premier qui nous a conduits à la défaite de Sedan. Vive la République !
— Justement, ce livre traite d’éthique, et j’aimerais bien que m’sieu Mori m’apprenne dans les combien ça va chercher à la vente. La première page est ornée d’un portrait sur bois de l’auteur, précisa l’Odeur.
Kenji s’empara de l’ouvrage et lut :
Voyages d’Aimé Thoars, gentilhomme viennois
ou Le Disciple de Théopompe de Chio vers
la Vie éternelle
Chez Didot l’Aîné.
M. DCCCXII
— 1812, la Berezina, commenta M. Mendole.
— Montrez, dit Victor. Il me semble… Ce portrait, on jurerait Amadeus. Votre avis, Joseph ?
— Oui, si on veut, ça rappelle vaguement sa trombine.
Kenji tressaillit. Il se souvenait d’avoir entendu ce nom lors de l’interrogatoire du père Mirette dans le bureau d’Augustin Valmy.
— Où avez-vous acheté ça ? s’enquit Victor.
— C’est le Coq qui m’a refilé un lot de drouille, le mois dernier, sans réaliser qu’il contenait cette merveille, répondit l’Odeur.
— Le Coq ? répéta M. Mendole.
— Georges Moizan, le roi des quais.
— Le Coq est un bouquiniste qui travaille mieux que les autres, ajouta Kenji.
— Alors, m’sieu Mori, votre prix ?
— Dans cet état ? Mangé aux vers ? De plus, c’est le tome II. Cinq francs, et encore !
— C’est tout ? Cinq balles ? Vous m’affligez, m’sieu Mori. Et vous, m’sieu Legris, vous êtes d’accord avec ce prix dérisoire ?
— Eh bien, je… je suis acquéreur à dix francs.
Kenji lui jeta un regard en biais mais se retint d’exprimer sa désapprobation.
— Oh ! si vous dites ça, c’est que ça vaut plus. Je le garde. Salut la compagnie !
Victor le rejoignit sur le trottoir.
— Monsieur ! Monsieur ! Avez-vous pris conseil auprès de Fulbert ?
— Oui, il a voulu savoir d’où provenait ce volume et quand il a su que Moizan me l’avait fourgué, il a refusé de me renseigner. Il ne peut pas le blairer, ils s’engueulent à tout bout de champ, ça fait de la distraction. La dernière fois, Fulbert lui a demandé s’il lui avait apporté ce qu’il devait lui fournir. Moizan lui a répondu qu’il le déposerait chez Le Flohic avant de se carapater à Caen.
— Que devait-il lui fournir ?
— Un étui de pistolet pour l’anniversaire de votre beau-frère, Fulbert m’avait mis dans le secret, parce que moi, je m’y connais en armes anciennes.
L’Odeur chuchota.
— Sur le quai on se pose des questions depuis qu’on a trouvé ce corps sans tête dans la boîte à Fulbert parce que le Moizan, il n’est toujours pas rentré.
— Et vous pensez que…
— Oh ! non, je vois mal Fulbert débiter un bonhomme en rondelles. Et puis moi, je ne pense jamais, d’ailleurs je suis censé être sourd, un pot fêlé dure très longtemps. Bonne journée, m’sieu Legris.
Fatiguée de peindre, Tasha avait traversé la cour avec Alice et Kochka. Elle profita de ce que sa fille dormait pour s’allonger sur le lit et savourer la dernière lettre de Pinkus.
Les Américains ont le goût des grandeurs, comme les habitants de Babylone. Ils ont décidé d’ériger à New York un immeuble géant de 650 mètres – deux fois la tour Eiffel ! – en commémoration de l’annexion des faubourgs à la ville. Cela portera la superficie de cette cité de 10 000 à 82 000 hectares. Cinq nouveaux quartiers en feront partie : Manhattan, le Bronx, Queens, Richmond et Brooklyn où je suis confortablement installé. N’as-tu pas envie de rendre visite à la seconde ville du monde après Londres et à ton vieux papa ?
Elle eut la vision fugitive
Weitere Kostenlose Bücher