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Les souliers bruns du quai Voltaire

Les souliers bruns du quai Voltaire

Titel: Les souliers bruns du quai Voltaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
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d’un paquebot doublant le cap d’Ellis Island et s’imagina sur le pont supérieur, frêle rouquine défiant la marée de maisons à touche-touche où elle allait se noyer. Elle s’apprêtait à sombrer, quand un poing toqua à la porte, puis à une des fenêtres. Elle sursauta. Alice émit un faible cri annonciateur d’orage, Kochka miaula et elle se leva pour savoir qui se manifestait de façon si peu opportune.
    — Maurice ! Si je m’attendais…
    Sans enthousiasme elle ouvrit à Laumier.
    — Brrr, je suis transi, merci ma poulette. C’est bien chauffé chez toi, tu permets que je me colle un instant au poêle ? J’espère que je ne suis pas responsable de cette symphonie ?
    Alice avait haussé ses pleurs d’un diapason.
    — Tu as interrompu sa sieste. Je vais lui préparer une bouillie.
    — Oh, désolé ! Si j’avais prévu, je me serais pointé plus tard, mais Mimi s’occupe de la galerie aujourd’hui et j’avais rendez-vous dans le coin… Ils sont beaux, observa-t-il en louchant sur une boîte d’œufs.
    — Je vais aussi lui en donner un à la coque. Tu veux bien lui tartiner des mouillettes ?
    — Avec joie, je suis expert en la matière.
    Si Tasha ne s’était pas affairée à l’extrémité de la cuisine, elle eût surpris Laumier en train d’enfourner un morceau de pain sur deux et de se caler les joues d’une généreuse portion de beurre. Mimi et lui venaient d’endurer des jours maigres et son estomac s’insurgeait. Il saisit l’occasion de s’empiffrer davantage dès que Tasha eut tourné les talons. Soulevant le couvercle d’une marmite, il se goinfra de bourguignon gélifié.
    — Délicieux ces lardons, cette sauce au vin, évidemment ça gagnerait à être dégusté tiède, mais contre mauvaise fortune bon cœur, hein, ma chatonne ? murmura-t-il à Kochka qui l’hypnotisait d’un regard suppliant.
    Il acheva ce festin par un quart de camembert qu’il eut peine à ingurgiter. Il avala de travers et manqua s’étouffer. De l’eau, en vitesse.
    — Maurice, tu tousses ? s’inquiéta Tasha.
    — Une vétille, un coup de froid dans notre écurie…
    Il lampa deux verres et, rasséréné, les mains sur la panse, rejoignit son amie dans la chambre à coucher. Assise dans une chaise haute, Alice se laissait gaver avec béatitude.
    — Tu travailles en ce moment ?
    — J’ai un accrochage en vue, des portraits. Et puis, je me suis remise à la caricature. Sur la table de nuit, j’en ai posé une.
    Maurice Laumier contempla avec réprobation le dessin représentant un écolier debout sur une estrade face à son professeur d’histoire qui l’interrogeait :
    —  Qu’est-ce que la Saint-Barthélemy ?
    —  Le massacre de tous les Juifs, répliquait le cancre.
    —  Non, monsieur, à cette époque on n’en était encore qu’aux protestants, objectait le maître.
    — Et ça va être publié ?
    — Oui, dans Le Passe-partout . Antonin Clusel a décidé d’être objectif, et de diffuser les opinions diverses. J’appartiens au clan des subjectifs, tu t’en doutes.
    — Mais c’est dangereux, ça, ma poulette ! Tu as intérêt à utiliser un pseudonyme !
    — J’en ai l’intention. Je me nomme Lumen , ce qui, en latin, signifie « lumière ». Et toi, quelle est ta position ?
    — Oh ! moi, laisser pisser le mérinos, tel est mon credo.
    — Autrement dit, tu te moques de l’injustice pourvu qu’on ne t’empêche pas de vivre.
    — Tout comme Antonin Clusel.
    — Il lui arrive de cingler les xénophobes, selon lui ce sont des crapules.
    — Mais moi aussi, je les exècre, ma poulette, surtout ceux qui détestent les dindons, rétorqua Maurice Laumier, s’emparant d’autorité de la bouillie dont il préleva sa dîme en douce avant de la proposer à Alice.
    — Qu’est-ce que les dindons ont à voir avec Dreyfus ?
    — Pauvres bêtes, elles sont conspuées par les amateurs d’art moderne. Mon exposition vire au désastre. Je vais sommer le père Malezieu de remporter ses volailles. Seulement voilà, il me faudrait d’autres toiles, des œuvres dignes d’attirer de bons clients. Et c’est là que tu interviens, ma poulette, moyennant en ma faveur un modeste pourcentage sur les ventes.
    — Tu souhaites présenter mes tableaux ?
    — J’ai toujours eu confiance en tes talents. Souviens-toi du temps où je te peignais, les seins à l’air – de bien jolis seins si ma mémoire est exacte, soupira-t-il en barbotant

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