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Les souliers bruns du quai Voltaire

Les souliers bruns du quai Voltaire

Titel: Les souliers bruns du quai Voltaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
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porte, peu pressé de la refermer afin de laisser aux dames le loisir d’admirer son costume à rayures. Un courant d’air en profita pour balayer la boutique.
    — Entrez donc, vous nous ferez attraper la mort ! s’écria Mathilde de Flavignol.
    — Bonjour la compagnie ! Ah ! il s’en est passé de belles, cet après-midi, au Palais-Bourbon ! J’ai un ami huissier, il m’a raconté. Lors de la discussion sur l’affaire Dreyfus, un député de droite a balancé une kyrielle de noms d’oiseaux à Jaurès qui se trouvait à la tribune. Ça lui a valu une mornifle d’un collègue de gauche. Ces messieurs se sont crêpé le chignon, des harengères ! Fou de rage, le député de droite a escaladé la tribune et il a assené deux coups de poing à Jaurès avant de se carapater. J’aurais voulu assister au spectacle !
    — C’est inqualifiable ! s’indigna le duc de Frioul.
    Outré, Kenji le dévisagea sans aménité.
    — Votre présence ici m’étonne, monsieur le duc. Ignorez-vous la raison pour laquelle votre parente, Mme de Salignac, nous a fait perdre une partie de notre clientèle ?
    — Je me fiche des opinions de la comtesse et de ses relations de la rue Barbet-de-Jouy. Je suis las de fréquenter le salon artistique de Mme de Brix-Réauville, on s’y pétrifie d’ennui. Rien que pour enquiquiner son époux le colonel, je me suis rangé dans le clan des dreyfusards. Ma réputation va en pâtir, mais je n’en éprouve aucun regret, la liberté est un trésor digne de quelques sacrifices. J’ai là de beaux in-octavo dont je veux me débarrasser, pensez-vous que…
    Un relent tenace s’insinua dans la librairie. M. Mendole retroussa discrètement les revers de son pantalon afin d’examiner de près ses semelles. Raphaëlle de Gouveline morigéna ses chiens qu’elle renifla à tour de rôle. Son amie Mathilde de Flavignol se livra à une fouille approfondie de son sac au fond duquel dormait un sachet de pastilles à l’anis qu’elle eut des difficultés à éventrer. Une joue gonflée de bonbons, elle se tamponna la commissure des lèvres avec un mouchoir de dentelle, prête à invoquer un embarras gastrique. Fasciné par la doublure intérieure de son haut-de-forme, le duc de Frioul songea que c’était le moment de se payer un nouveau chapeau. Alphonse Ballu se replia vers l’arrière-boutique en espérant que personne n’aurait l’idée de l’y accompagner. Kenji souffla dans ses mains arrondies en conque devant sa bouche, inquiet de son haleine parfumée de lapin sauce moutarde. Victor pria Joseph d’aérer la boutique.
    Tandis que chacun s’éloignait, s’éventait ou se pinçait le nez, l’origine de ce changement d’atmosphère s’avéra être un bouquiniste débraillé, assaisonné à l’ail et à la vinasse.
    — « Par l’Odeur alléchés… » murmura Joseph.
    Rassérénés, ceux qui un instant plus tôt se croyaient coupables communièrent en un sentiment de réprobation unanime envers l’agresseur de leurs narines. Loin de s’en formaliser, l’Odeur s’ébroua comme pour mieux embaumer les aîtres et sourit à Alphonse Ballu qui, surgi de l’arrière-boutique, le repoussait contre le comptoir.
    — Cher Alphonse, n’êtes-vous pas supposé travailler au ministère des Cultes à cette heure ? marmonna Victor.
    — Un empêchement. Ma cousine est malade.
    — Mme Ballu est d’un stoïcisme ! Elle vaque à ses occupations avec un zèle inouï. Mais chaque fois que je vous rencontre dans le quartier, vous me soutenez qu’elle est souffrante.
    — C’est une enquête ?
    — Une simple constatation. Cette empoignade à la Chambre des députés n’a en tout cas rien de comique et risque de se transformer en épidémie, car en France les idéaux sont viciés.
    Mathilde de Flavignol osa se mêler à la conversation, heureuse de briller aux yeux du libraire dont elle était secrètement éprise. Toutefois le corsage de soie écossaise moulant sa forte poitrine attira plutôt l’attention d’Alphonse Ballu que celle de Victor.
    — Je partage votre point de vue, monsieur Legris. On pourrait comparer cette scène vaudevillesque au drame qui se joue actuellement à Naples.
    Elle baissa le ton.
    — On la nomme « la mort blanche », c’est un mal engendré par l’anémie, l’inanition et… le manque d’hygiène, conclut-elle en toisant l’Odeur.
    Celui-ci n’en continua pas moins à dénouer une ficelle maintenant fermé un relié

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