Les spectres de l'honneur

voix de Tristan avait pris une sorte d’âpreté bien qu’il l’eût voulue pleine de compassion : le ton même d’un homme recru à un autre déçu.
    – Peut-être avons-nous tort, dit-il, de nous adresser des reproches. Nous sommes certainement moins coupables que nous l’imaginons… Tu es un peu plus âgé que moi. Alazaïs est à peine plus âgée que Maguelonne. Il y a, entre elles et nous, l’intervalle d’une génération. Elles pourraient être nos filles…
    – C’est de là, je crois, qu’est né le mal.
    Tristan tapota l’épaule de l’écuyer. Il n’y avait dans ce geste aucune commisération, mais une chaleur, une robustesse d’homme sans qualité particulière plutôt que de chevalier. Un homme ordinaire conciliant l’amitié et la compréhension. Et pour cause.
    – Je suis comme toi, Robert. Après la flambée du mariage, les cendres de la vie commune. Une existence… immobile qui peut-être n’est pas faite pour nous.
    – Je me le demande.
    Il se garderait d’avouer à Paindorge ses déceptions nocturnes. Bien qu’ému par la similitude qui, en quelque sorte, l’apparentait à l’écuyer, il n’était pas de ceux qui contaient leur existence en long et en large. Mais il pouvait ajouter :
    – Nous sommes apparus comme des héros à trois pucelles de Villerouge. Tu as raison : elles s’ennuyaient et leur entrecuisse les démangeait.
    – Je puis vous assurer qu’il ne les démange plus !… Et pour ce qui concerne Maguelonne qui, bien sûr, s’est confiée à Sibille et Alazaïs, il ne faut pas lui en vouloir.
    – Tiens donc ?
    Dans l’ombre du trébuchet, le visage de Paindorge prenait une sorte de pâleur légère. Tristan craignit que leurs propos ne s’achevassent parce que l’écuyer redoutait d’en dire davantage.
    – On ne sait jamais, messire, ce qu’un homme cherche auprès des femmes, mais ce que je sais, c’est que s’il cherche trop une belle vie, il ne trouve que des abusions (437) mélancolies, et déconvenues.
    Paindorge avait appuyé sur le milieu du mot pour situer où se trouvait son essentielle déception. Tristan acquiesça. Autour d’eux, c’étaient les bruits, les cris, les hennissements coutumiers. C’était l’odeur des sueurs, pissats et crottins. Ils n’osaient regarder ces piétons, ces chevaliers et ces princes qui vivaient, semblait-il, la vie de toujours sans jamais s’interroger sur eux-mêmes. Tristan était incapable d’un mouvement. Il attendait la suite. Elle vint :
    – Que sais-tu de Maguelonne ?
    – Tout a changé, je crois, le jour où Bathilde Bressole et Pétrone Moulinié, qui sont à peine plus âgées que nos femmes, ont demandé à la vôtre si ça ne lui répugnait pas de coucher avec un vieux… Un homme qui pourrait être son père.
    – Les crapaudes !
    Tristan sentit que la familière angoisse le tenait plus fermement, plus férocement que jamais. Autour de lui surgissaient les ombres de Castelreng : le donjon, l’enceinte, les arbres au bord du Cougain. Et les deux filles – elles avaient certainement perdu depuis longtemps leur pucelage : Bathilde, la blonde, Pétrone, la brune. Il le savait : elles avaient envie de lui. Envie même qu’il les couchât ensemble en quelque endroit choisi par elles.
    – Les gaupes !
    Ainsi, depuis le jour où elle avait ouï ces propos venimeux, Maguelonne s’était mise à le considérer autrement. Était-ce possible que son désir – à elle – en eût été sali, et qu’elle l’eût réprouvé comme incestueux ?
    – Elle s’est montrée d’une faiblesse insigne… Bon sang, elle est ma femme et la châtelaine ! On lui doit le même respect qu’à moi.
    Castelreng palpitait tout entier dans la conscience de Tristan. Il était pénétré d’une sorte de vertige. Il voyait Maguelonne. Il la comprenait mieux : le héros de Villerouge avait cessé d’exister. Sa noblesse s’était salie parce qu’il la voulait, croyait-elle, aussi obéissante au lit qu’une putain quelconque. Désormais, il aurait peur de la toucher !
    – Maguelonne est trop fragile, dit-il. Elle aurait dû répondre vigoureusement à ces vipères. Et même leur donner une jouée 342 à chacune. Et puis…
    – Et puis ? hasarda Paindorge.
    – Elle aurait pu se confier.
    Maguelonne avait gardé cette offense au fond d’elle-même. Elle s’y était corrompue. Elle l’avait dissimulée sous des silences et des gestes qui semblaient d’une froideur lasse