Les turbulences d'une grande famille
consacrer de temps à la sienne propre. Peu lui importait que Jacques jouât à la Bourse et que Robert mangeât sa fortune en construisantdes aéronefs, son rôle n'était pas de veiller à leur éducation mais à celle de la France. Du reste, d'après ce que lui avaient appris ses informateurs, les deux frères ne se voyaient guère en dehors de leurs rendez-vous de travail dans les bureaux de l'entreprise Lebaudy. S'ils ne jugeaient pas utile de se fréquenter davantage, ce n'était pas à elle de susciter artificiellement une entente qu'ils n'avaient jamais souhaitée. Monarchiste dans l'âme, elle n'allait tout de même pas être plus royaliste que le roi !
1 Lettre inédite du 12 avril 1893 (archives privées).
2 Lettre inédite du 21 juillet 1894 (archives privées).
3 Inédit (archives privées).
VI
Contrairement à sa mère, qui ne franchissait jamais le seuil du numéro 122 de l'avenue de Neuilly, siège social de la plus importante raffinerie de France, Robert Lebaudy était un hôte assidu des bureaux. Chaque jour, de son cabinet de travail, il dirigeait avec habileté les destinées de l'entreprise familiale. Ses collaborateurs s'accordaient à louer sa compétence, son abord courtois, son goût de la besogne bien faite et son sens de l'opportunité commerciale. La seule étrangeté que se permettait cet homme d'affaires-né était sa passion débordante pour les aérostats. Sur sa table, les plans des ingénieurs en aérostatique voisinaient avec les dossiers relatifs à la fourniture de betteraves, région par région, et à l'activité chiffrée de l'usine de raffinage de laVillette. On savait qu'il soutenait financièrement la mise au point des dirigeables semirigides dont ses cousins Pierre et Paul Lebaudy avaient entrepris la construction. Il avait même chargé un de ses plus précieux adjoints, Henri Julliot, directeur technique des sucreries Lebaudy, de perfectionner ces engins extraordinaires, dont les premières performances soulevaient l'enthousiasme des amis du progrès. Dès le 13 novembre 1899, un dirigeable des frères Lebaudy, conçu selon les directives de Julliot et baptisé le Jaune, à cause de la couleur jaune moutarde de son enveloppe, était parti de Vaugirard et avait contourné, à plusieurs reprises, la tour Eiffel. L'année suivante, c'étaient deux concurrents étrangers, le Brésilien Santos-Dumont et l'Allemand Ferdinand von Zeppelin, qui, malgré quelques incidents, leur ravissaient la vedette. Saisi par l'émulation, Robert Lebaudy excitait ses cousins à accepter la compétition internationale. Les trois Lebaudy, unis dans l'exploitation du sucre, le furent aussi étroitement dans celle des aéronefs. Or, le 12 mai 1902, le Pax de Santos-Dumont explosait en vol au-dessus de l'avenue du Maine, à Paris. Ingénieur etmécanicien furent tués sur le coup. Le 13 octobre 1902, le dirigeable du baron de Bradsky survola Paris mais une soudaine dépression déséquilibra l'appareil et, au moment de l'atterrissage, la nacelle, en se renversant, s'abattit sur les aéronautes et les blessa gravement. Fallait-il, à cause de cette double mésaventure, renoncer dès à présent à la conquête de l'air ? Personne, parmi le trio Lebaudy, n'osa émettre cette hypothèse défaitiste. Robert était le plus entêté du groupe. Sans doute tenait-il cette obstination de sa mère, laquelle, tout en jugeant que son deuxième fils s'égarait en voulant rivaliser avec les oiseaux, comprenait, à part soi, qu'il fût lui aussi le jouet d'une marotte. C'est ainsi que, le jeudi 12 novembre 1902, en dépit de l'échec de Santos-Dumont, le dirigeable des frères Lebaudy, inventé par Julliot et piloté par Juhmès avec l'assistance de Rey, son mécanicien habituel, appareillait du parc de Moisson, près de Mantes, et, malgré un vent peu favorable, s'élevait au-dessus de la Seine, dépassait Nanterre, le champ de courses d'Auteuil, piquait sur la tour Eiffel et s'approchait majestueusement du Champ-de-Mars.
Réunie autour de la galerie des Machines, qui avait été choisie comme but de l'expédition, une foule de badauds, le nez en l'air et une petite angoisse au ventre, attendait le moment où le monstre de la navigation aérienne reprendrait contact avec le sol. Haut de quarante-cinq mètres, long de quatre cent vingt mètres, l'immense hall métallique, édifié pour l'Exposition universelle de 1889, était tout indiqué pour abriter le dirigeable. Robert Lebaudy, ses cousins Pierre et
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