Les turbulences d'une grande famille
loin de tout et de tous, pendant quelques mois. La déclaration de guerre par l'Allemagne à la France, le 3 août 1914, contrecarra brutalement ses projets.
On disait, parmi les gens bien informés, que les hostilités seraient de courte durée, étant donné l'exceptionnelle qualité du commandement et de l'armement français. Mais, dès les premières batailles, les troupes de la République furent bousculées, débordées, Paris se trouva menacé et le gouvernement sereplia provisoirement à Bordeaux. Il fallut l'arrêt de l'avance allemande sur la Marne et l'étripage sanglant des adversaires dans les plaines dévastées avant que la guerre de tranchées ne succédât à la guerre de mouvement. Toujours guidée par son idée fixe, Amicie soutenait mordicus que, si Guillaume II avait attaqué la France, c'est qu'il avait voulu exploiter l'état d'extrême décadence dont souffrait une nation ruinée et démoralisée par les républicains. La rude défaite de Charleroi l'avait confirmée dans l'opinion que l'antimilitarisme, le socialisme et l'action conjuguée des juifs et des francs-maçons avaient préparé la victoire du Kaiser. A présent, elle enviait ce fou de Jacques, qui avait fui à temps aux États-Unis, et elle priait pour ses merveilleux petits-fils, André et Hubert, tous deux mobilisés et risquant la mort à cause de quelques ministres de gauche qui avaient désarmé, endoctriné et châtré les Français. Envisageant le pire pour son pays, elle refusait de croire que l'aide des alliés anglais, russes et, depuis peu, italiens parviendrait à conjurer le désastre. Elle s'était, entre-temps, réfugiée à Monaco, mais elle jugeait y être encore trop près des combats. Elle disait : « Sila France est vaincue, ce qu'à Dieu ne plaise, je ne remettrai jamais les pieds à Paris ; je m'exilerai et j'irai finir mes jours n'importe où ! » Peut-être eut-elle la tentation, à ce moment-là, de courir chercher refuge auprès de Jacques I er , empereur découronné, mais qui, selon certains informateurs d'Amicie, refaisait gentiment fortune à New York ? Pourtant, si sa raison l'incitait à partir, son cœur la retenait sur place. Tout en maudissant le gouvernement et les généraux, elle se sentait incapable de se séparer de ses compatriotes à l'heure du plus grand danger. Chaque jour elle entendait parler de « morts pour la France » parmi les hommes proches de son cercle d'intérêt. A croire que tout individu portant culotte était un cadavre en sursis. La revancharde d'hier se laissa aller à murmurer un jour, devant témoins : « L'horreur de cette guerre est telle que je comprends maintenant qu'un père et qu'une mère fassent tout pour que leur fils soit retiré du front 1 . »
Au printemps de 1915, l'échec de l'offensive en Artois et en Champagne la consternaet, tout à coup, elle se mit à espérer que cette fameuse aviation rivale de l'aérostation pût clouer au sol les armées allemandes. Alors que les nouvelles du front russe étaient de plus en plus inquiétantes, elle se rendit à l'aérodrome d'Issy-les-Moulineaux pour assister aux essais d'un énorme biplan à deux étages d'ailes et à double hélice, dernière machine imaginée par les frères Voisin. Elle avait vaguement l'impression de trahir ainsi la cause de son fils Robert et de ses neveux Pierre et Paul, tous trois fanatiques du « plus léger que l'air » avec la série des dirigeables Lebaudy. Mais « tous les moyens sont bons quand il s'agit de sauver la France ». Soucieuse de s'informer, Amicie interrogea même deux pilotes sur les chances de l'aviation militaire. Ils lui expliquèrent les performances de leurs appareils et l'assurèrent que la conquête du ciel tournait à l'avantage des Français.
Ces précisions intéressaient d'autant plus Amicie que son petit-fils Hubert était devenu aviateur et opérait avec un héroïsme exemplaire, disait-on, dans le secteur de Châlonssur-Marne, tandis que son autre petit-fils, André, servait maintenant dans les cuirassiersà pied. Quant à Robert, lieutenant de réserve, il commandait la 23 e section de munitions du 37 e régiment d'artillerie de campagne. Amicie recevait de leurs bonnes nouvelles à tous trois et cela compensait largement, à ses yeux, de n'en avoir aucune de Jacques, « le Saharien ». Or, voici que, en septembre 1915, une dépêche du correspondant du Daily Express portait à la connaissance de ses lecteurs : « Jacques Lebaudy,
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