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Les turbulences d'une grande famille

Les turbulences d'une grande famille

Titel: Les turbulences d'une grande famille Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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et Delahaye rivalisaient d'injures à l'égard des « clowns tragiques » qui rabaissaient la France. Quand elle fut informée par la suite que, en dépit de l'accident de la République, des dirigeables Lebaudy avaient été acquis par la Russie, par l'Au-triche et par l'Angleterre, elle décréta que, décidément, seules les monarchies étaient capables de distinguer les vrais talents. Cette pensée l'amenait à regretter que l'empire du Sahara inventé par son fils Jacques eût sombré au milieu des rires et des haussements d'épaules ! Même quand il délirait, elle ne pouvait lui donner tout à fait tort de désirer la lune. Cependant, elle devait convenir que l'année 1906, si fertile en événements pour la famille Lebaudy, lui avait apporté, à l'insu de ses fils, une bonne nouvelle. En effet, lasociété civile du G.M.O. qu'elle subventionnait, et dont le conseil d'administration, dominé par son mandataire et homme lige Eugène Hatton, appliquait les règles philanthropiques édictées par elle, venait de remporter une victoire. Au terme de longues démarches, l'association était enfin reconnue d'utilité publique, ce qui lui permettait de bénéficier de dégrèvements d'impôts. Cette mesure de salubrité administrative n'intéressant pas les foules n'eut que peu d'échos dans la presse et Amicie se réjouit de cette discrétion qui répondait à son goût personnel de la pénombre. Sans doute songeait-elle parfois que, si Jacques s'était contenté d'élever des gourbis dans le désert pour les Arabes nécessiteux au lieu de se proclamer empereur du Sahara et de faire le matamore au nez et à la barbe des autres nations, il eût été fêté aujourd'hui comme un bienfaiteur de l'humanité.
    1 Cf. Louis Sapin, op. cit.
    2 Cf. Louis Sapin, op. cit.
    3 Ibid.

X
    Chaque année, le 24 décembre était subi par Amicie comme une pénitence. C'était l'anniversaire de la mort du cher Max, envers qui elle se sentait à jamais coupable d'incompréhension. Le mercredi 24 décembre 1913, elle se rendit, selon son habitude, à l'église pour se recueillir dans le souvenir du mal aimé. Cependant, trop fatiguée pour marcher jusqu'à la Trinité, elle se contenta, pour une fois, de faire ses dévotions à la chapelle des Franciscains, rue de Saint-Pétersbourg. Par un étrange renversement de situation, l'intérêt posthume qu'elle portait à son fils cadet l'éloignait de plus en plus de son fils aîné, émigré aux États-Unis et dont les journaux parisiens eux-mêmes semblaient avoir perdu la trace. Par ailleurs, si ellehochait la tête, sceptique, devant les exploits des dirigeables Lebaudy avec lesquels Robert et ses cousins, Pierre et Paul, voulaient faire escalader le ciel à leurs pilotes et si elle soupirait d'agacement en lisant les échos des brillantes apparitions de sa fille Jeanne dans les salons du faubourg Saint-Germain, sa pensée revenait de plus en plus souvent au jeune Max disparu en 1895, à l'orée de sa vie, après avoir brûlé la chandelle par les deux bouts. Quand elle l'évoquait, elle éprouvait dans son cœur, et jusque dans ses os, le poids de la vieillesse. Ses souvenirs, tendresse et remords confondus, lui tenaient compagnie comme pour guider ses derniers pas vers le néant. Concentrée sur les images de sa mémoire, elle se détournait sans effort du mouvement de l'univers autour d'elle. Certes, elle prêtait l'oreille aux rumeurs de guerre, qui s'amplifiaient depuis la crise d'Agadir et l'insolence affichée de Guillaume II ; certes, elle tremblait d'indignation devant le meurtre de Calmette, directeur du Figaro, par Mme Caillaux, épouse du ministre des Finances ; certes, elle déplorait que M. Doumergue ne fût pas de taille à mater les troubles qui menaçaient le pays ; certes, ledimanche 28 juin 1914, l'annonce de l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand par un étudiant bosniaque lui paraissait grave de conséquences pour la paix en Europe. Mais elle estimait que, malgré l'ultimatum envoyé par Vienne à Belgrade, ce différend se réglerait entre Serbes et Autrichiens sans que la France eût à intervenir autrement que par l'envoi de quelques diplomates habitués à ficeler des compromis acceptables par tous. Cette indifférence philosophique aux problèmes de l'heure correspondait à un engourdissement progressif de ses muscles et de son cerveau. Pour secouer son apathie, elle avait résolu d'aller à Monte-Carlo, où elle avait une villa, et de s'y reposer,

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