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Les turbulences d'une grande famille

Les turbulences d'une grande famille

Titel: Les turbulences d'une grande famille Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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l'ex-empereur du Sahara, a été interné dans un asile d'aliénés de Long Island. » Selon l'auteur de l'article, Jacques Lebaudy avait eu le cerveau à ce point ébranlé par les échos de la guerre en Europe qu'il avait subitement voulu y jouer le rôle d'une puissance alliée supplémentaire. S'étant mis en tête de former un régiment de cavalerie à son nom, afin de concourir à la défaite de l'Allemagne, il était en train d'acheter des dizaines de chevaux pour la monte de ses hommes et des vaches laitières pour assurer leur alimentation. « Quand l'officier de police chargé d'arrêter Jacques Lebaudy arriva à Long Island, indiquait le journaliste, il le trouva dans un champ, monté sur un poney de polo, le drapeau tricolore en écharpe, une trompetted'enfant suspendue à son cou et une sorte de bâton de maréchal à la main. Ainsi paré, il commandait une petite armée de messagers de la Western Union, envoyés de New York sur son ordre et qu'il payait un dollar par jour 2 . »
    C'était Augustine elle-même qui, alarmée par les désordres quotidiens de Jacques, avait demandé son internement. Elle disait que, si elle était prête à tout souffrir de lui, elle ne supportait pas qu'il terrorisât leur enfant. L'ex-empereur du Sahara n'opposa pas trop de résistance aux deux vigoureux infirmiers chargés de le conduire au sanatorium de Lowden. Ayant assisté à son départ, Augustine put se croire délivrée. Mais peu de temps après il trompait la surveillance des gardiens et disparaissait sans laisser de trace. Les battues pour le retrouver commencèrent aussitôt dans les environs. Au bout de cinq jours, on le découvrit négociant, auprès d'un fermier, l'achat de trente mille bœufs destinés au ravitaillement de son armée fantôme et, comme l'éleveur lui jurait qu'il ne possédait plus une seule bête dansson étable, il le menaçait du conseil de guerre. Ramené à Lowden sous escorte et réexaminé par les médecins du sanatorium, il traita sa mésaventure de polissonnerie sans conséquence et amusa si bien ses interlocuteurs qu'ils le jugèrent irresponsable, certes, mais nullement dangereux et le remirent en liberté.
    Ce fut un ressuscité délirant et exigeant qui reparut à Phoenix Lodge. Du matin au soir, il déambulait, vêtu d'une gandoura saharienne, à travers la maison et haranguait les murs avec fureur ou ironie. Il ne se séparait jamais ni de son sabre ni de son pistolet, symboles de sa toute-puissance. Comme à l'accoutumée, dès qu'il devait s'absenter, il enfermait à clef Augustine et sa fille et défendait à quiconque de s'approcher des captives. Les domestiques lui obéissaient au doigt et à l'œil. Cependant, la gouvernante s'arrangeait pour apporter à boire et à manger, en cachette, aux recluses. Des voisins, alertés par les singularités de ce « Français-Saharien », avertirent les journalistes locaux. De temps à autre, un écho signalait aux lecteurs des gazettes le calvaire de la malheureuse Augustine. Ces indiscrétions exaspérèrent Jacqueset il fit distribuer une circulaire avisant les commerçants du village de Westbury qu'ils ne seraient pas réglés pour les marchandises achetées à crédit par sa compagne et que désormais lui seul aurait le droit de se servir chez eux pour le ravitaillement de Phoenix Lodge.
    Évidemment, les petites excentricités de l'ex-empereur du Sahara étaient chaque jour balayées par le vent de la guerre, soufflant d'Europe en Amérique. Bien que les États-Unis ne fussent pas encore officiellement impliqués dans le conflit, on y suivait avec passion le déroulement des opérations militaires. Au moment de l'offensive de Verdun, personne, à Long Island, ne se préoccupait de savoir comment Augustine et Jacqueline survivaient dans leur cauchemar domestique. De l'autre côté de l'Atlantique, Amicie, elle, était obsédée par un seul espoir : que la France tînt bon, malgré le sang et les pleurs de toute une population à bout de résistance. La reprise du fort de Douaumont, celle du fort de Vaux lui firent croire un moment que Dieu l'avait entendue. Mais, quelques jours plus tard, une terrible nouvelle lui révéla qu'elle avait eu tort de se réjouir. Sonpetit-fils préféré, Hubert, venait d'être abattu en combat aérien. A l'annonce de ce drame, elle eut l'impression d'être frappée elle-même en plein vol. N'était-il pas absurde qu'un Lebaudy pérît mitraillé dans son avion de chasse, alors qu'une partie

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