Les turbulences d'une grande famille
politique novatrice, y compris avec la France, cette marâtre.
Tout Don Quichotte a besoin d'une Dul-cinée.Mais, si celle de Don Quichotte ne participait en rien à sa folle aventure, celle de Jacques I er y était intimement mêlée. La première était une grosse paysanne que l'hidalgo espagnol avait idéalisée au point d'en faire la « dame de ses pensées » et la dédicataire de ses prétendus exploits ; la seconde offrait à son amant les satisfactions charnelles dont il avait besoin sans jamais le contredire. En attendant leur apothéose à tous deux, il passait la voir plusieurs fois par semaine à Lapalud, la comblait de caresses et de promesses, et lui décrivait les fastes de son prochain couronnement comme impératrice dans la capitale pavoisée aux couleurs sahariennes. Elle l'écoutait, subjuguée par son imagination ou par sa générosité, ce qui, estimait-elle, revenait au même. Pourtant, dominant sa timidité, elle osa, un jour qu'il lui rendait visite, lui avouer, rosissante et les yeux baissés :
« —Jacques, je crois que je vais être mère ! »
Bondissant de joie et la couvrant de baisers, il eut ce cri de joie égoïste :
« — Un héritier ! Je vais avoir un héritier ! La dynastie saharienne est fondée 3 . »
Il lui recommanda de ménager sa santé, de se reposer beaucoup, afin que l'enfant impérial naquît dans les meilleures conditions. Mais, alors qu'il l'exhortait à la prudence et à la patience, lui-même perdait toute retenue. Fouetté par l'allégresse, il redoubla d'arrogance envers les gouvernements européens, ordonna à Baussy de vendre tous les biens meubles et immeubles qu'il possédait en France, joua à la Bourse avec l'audace d'un homme qui se sent protégé par l'étoile des élus de Dieu. Quelques mois auparavant, il avait déclaré renoncer à la nationalité française. A son étonnement attristé, personne, en France, ne parut s'émouvoir de cette décision. Augustine Dellière crut même devoir l'en féliciter. Pour elle, tout ce qu'il disait était parole d'évangile. Le journaliste Fernand Hauser ayant été reçu par la jeune femme, à Lapalud, racontera qu'elle y tenait régulièrement sa cour dans l'attente de la naissance de l'héritier providentiel. « L'impératrice se promenait dans les rues de la petite ville en grand manteau à traîne, écrira-t-il. C'était touchant ! Elle ne se laissait parler qu'à la troisième personne par les Paludois ébahis et charmés. » Quand elle se sentit sur le pointd'accoucher, elle se rendit à la clinique des Eaux-Vives, près de Genève. A sa profonde déception, le 21 mai 1905, ce fut une fille qu'elle mit au monde. Elle la prénomma Jacqueline, en l'honneur de son père Jacques, et le supplia de lui pardonner cette « erreur de la nature ». Mais il avait échafaudé tant d'espoirs sur un rejeton mâle qu'il ne put dominer son dépit. Il comptait sur un « Aiglon » et on lui présentait une « Aiglonne » ! Les premiers vagissements de cette héritière indésirable prenaient dans son esprit la signification d'un outrage. Trop impulsif pour continuer à fréquenter une femme qui lui avait joué ce « mauvais tour », il résolut de la répudier, comme il avait licencié jadis, sans indemnité, les marins du Frasquita. Il chargea donc Hidoux, comte de Chigny, de remettre à sa concubine une lettre laconique l'avertissant qu'elle était congédiée et qu'elle ne devait plus chercher à le revoir. Elle n'avait aucune raison de se plaindre, puisqu'il l'avait comblée de bijoux à l'époque où il se figurait qu'elle lui assurerait une descendance mâle. Renvoyée comme une domestique indélicate, Augustine quitta la clinique des Eaux-Vives et retourna, l'épaulebasse, à Lapalud, avec son bébé bâtard dans un couffin. Prévoyante, elle avait déclaré à l'état civil sa fille Jacqueline : « née de père inconnu ».
Heureusement, l'abondance des événements était telle en France, cette année-là, que les journaux parisiens s'intéressaient de moins en moins aux faits et gestes de l'empereur du Sahara, qui continuait à vitupérer le monde entier depuis Bruxelles. Tandis que son aventure sombrait dans la réprobation et les rires, son frère Robert et ses cousins Pierre et Paul lui ravissaient la vedette auprès des chroniqueurs parisiens. On sautait avec amusement d'un Lebaudy fou à trois Lebaudy admirables. Encouragés par le succès de leur dirigeable, le Jaune n°3, les
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