Les turbulences d'une grande famille
associés en faisaient don à l'armée et celle-ci, en récompense de leur civisme, leur passait commande d'un Jaune n°4 et d'un nouveau modèle, la Patrie, dont l'administration militaire fournissait le moteur. Construit dans les usines Panhard-Levassor, ce moteur développait une puissance de cinquante chevaux. De quoi faire bisquer tous les concurrents aéronautes et jusqu'aux partisans de l'aviation qui, depuis les essais intéressants del'aéroplane de Santos-Dumont à Bagatelle, redressaient la tête. Derechef, le nom de Lebaudy courait de bouche en bouche. Il y avait toujours quelqu'un de la famille pour aiguiser la curiosité du public. A croire que la France avait besoin des Lebaudy comme d'un poil à gratter pour se tenir constamment éveillée. Il y avait d'ailleurs, dès 1904, une feuille imprimée, sorte de « tiré à part », mise en vente dans tous les kiosques et intitulée : La Conquête du Sahara par Jacques Lebaudy. Les trois frères, Jacques, Robert et Max (ce dernier décédé depuis neuf ans), étaient représentés là, en caricature, avec, sous leurs portraits, cette légende humoristique : Max s'occupant de courses de taureaux à Paris, Robert faisant le « Jaune », Jacques faisant l'empereur.
Amicie, qui avait préféré de tout temps l'anonymat et le silence au tintamarre de la publicité, souffrait de ces constantes indiscrétions. Elle déplorait que le nom de Lebaudy revînt si souvent dans les gazettes, même en dehors de toute critique. Et cependant elle n'était pas insensible, dans certains cas, à l'approbation de ses concitoyens. Ainsi, il lui plaisait que les réalisations duG.M.O. fussent considérées comme une réussite sociale, cela à condition que son rôle ne fût jamais précisé dans les rapports du conseil. Elle se laissait même aller, de temps à autre, à publier un petit ouvrage littéraire sans prétention, mais toujours sous le masque d'un pseudonyme. Nul ne savait que le véritable auteur de Merry Christmas ou de Nos humbles braves gens n'était pas Mme Guillaume Dall, comme il était dit sur la couverture, mais Mme Jules Lebaudy, la veuve de l'affreux financier qui avait ruiné tant de modestes épargnants au moment du krach de l'Union générale, la mère aussi d'un des pionniers de l'aérostation, celle également d'une femme du meilleur monde et de l'extravagant empereur du Sahara. Comme d'autres tiraient vanité de leur célébrité partout proclamée, elle s'enorgueillissait du mystère dont elle avait su entourer ses initiatives de bienfaisance populaire et de haute politique. D'ailleurs, tout en s'habillant comme la dernière des servantes et en refusant de donner chez elle la moindre réception, elle ne dédaignait pas de fréquenter les gens de lettres les plus cotés. Ainsi avait-elle une grande amitié pour la fameuse Gyp,auprès de qui elle allait glaner des ragots parlementaires comme on va au marché pour garnir son cabas. Si elle s'était plus ou moins brouillée avec Barrès, dont elle approuvait le nationalisme mais déplorait les fréquentations « compromettantes », elle admirait sans réserve la pensée de Charles Maurras et s'inclinait devant le talent de Léon Daudet, dont les articles dans L'Action française, récemment fondée, nourrissaient son appétit de revanche, de justice et d'honneur. De plus en plus, elle était encline à ne voir dans les événements de sa vie privée que la conséquence d'un état d'esprit dû à la malveillance et à l'impéritie gouvernementales.
En apprenant, le 29 novembre 1907, qu'un autre dirigeable, la République, des trois Lebaudy avait quitté, nuitamment et sans personne à bord, son port d'attache de Verdun pour dériver au gré des vents et s'abîmer au large de l'Irlande, elle n'avait pas tardé à soupçonner une manœuvre destinée à déconsidérer tous les patriotes et, au premier chef, la famille Lebaudy. Son nouvel ami Delahaye, collaborateur du journal extrémiste de Cassagnac L'Aurore, abonda dans son sens, prétendant même que, d'aprèsdes renseignements irréfutables, des soldats antimilitaristes, chargés de maintenir le dirigeable à terre, avaient volontairement lâché les amarres. Quant au capitaine qui les commandait, il avait abandonné son poste et était allé prendre du bon temps avec sa maîtresse. Une telle catastrophe témoignait assez de la désorganisation des services publics sous un ministère socialiste. En tête à tête devant une tasse de thé, Amicie
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