Les voyages interdits
Pour la voir ne fut-ce qu’un instant sans son voile, un homme eût donné
sa vie. Pour l’infime espoir d’un sourire de sa part, il eût damné son âme pour
l’éternité. Quant à envisager avec elle une intimité encore plus grande, il
n’était même pas question de l’imaginer, fût-ce à cause de la multitude de
princes déjà désespérément épris d’elle.
J’étais assis devant Vizan et le couvrais d’un regard
incrédule. Quoi ? Cette vieille bique avec laquelle j’avais passé des
nuits entières dans le plus simple appareil, une vision inviolable et
impossible à toucher ? Inconcevable ! Et même totalement
ridicule !
— Tant de prétendants brûlaient tous du même
désir à son égard que Shams au cœur tendre n’eût jamais voulu ou pu faire un
choix entre eux tous, de peur de briser la vie des autres. Son père le shah
était lui-même fort embarrassé pour trancher, tant il se trouvait harassé,
pressé de tous côtés, littéralement assiégé par des foules de soupirants qui le
comblaient, pour le faire céder en leur faveur, des plus splendides cadeaux. Ce
fut, durant plusieurs années, une véritable lutte entre les prétendants à sa
main. À l’âge ou toute princesse se tourmentait de voir s’écouler le printemps
de sa jeunesse, elle n’était pas encore mariée. Pourtant, plus le temps
passait, plus croissaient sa beauté de rose, sa grâce de saule pleureur et sa délicate
senteur de trèfle.
Bien que, toujours assis, je continuasse à le
dévisager, incrédule, mon scepticisme cédait lentement la place à une profonde
interrogation : et si, après tout, mon amante avait vraiment été tout
cela ? Si elle avait été assez exquise et désirable pour marquer la
mémoire de tant d’hommes, de celui-ci au moins qui s’en souvenait encore à
l’approche de la fin de sa vie terrestre ?
L’oncle Matteo commença à parler, s’étrangla d’une
quinte de toux, puis s’éclaircit la gorge et parvint enfin à articuler :
— Et comment s’est achevée cette cour
surpeuplée ?
— Oh, elle a bien fini par se résoudre. Son père,
le shah, avec son approbation, je pense, choisit en définitive pour elle le
shahzadè de Chiraz. Lui et la princesse furent mariés, et l’ensemble de
l’Empire perse – à l’exception des prétendants écartés – fêta cette union de
plusieurs jours chômés. Pourtant, il s’écoula plusieurs années avant que ce
mariage produisît ses fruits. J’ai dans l’idée que l’époux, comme dépassé par
sa bonne fortune et saisi par l’affolante beauté de sa femme, mit un certain
temps à pouvoir consommer le mariage. Ce n’est qu’après la mort de son père,
lorsqu’il lui eut succédé comme shah à Chiraz, qu’il lui fit un enfant, alors
qu’elle avait déjà atteint la trentaine. C’était une fille, et elle resta
unique. Belle aussi, m’a-t-on dit, mais rien qui pût égaler sa mère. C’est
Zahd, qui est maintenant la shahryar de Bagdad, et il me semble qu’elle a
elle-même donné naissance à une fille aujourd’hui presque femme.
— Oui, fis-je faiblement.
Vizan poursuivit :
— Si les événements s’étaient déroulés autrement
que je viens de vous le raconter, si la princesse Shams avait fait un autre
choix, je serais encore...
Il tisonna de nouveau le feu, mais il n’en restait plus
à présent que quelques braises mourantes.
— Eh oui, c’est ainsi... Je fus saisi de
l’irrésistible envie de fuir dans les solitudes et d’y rester terré. Là, j’ai
cherché et fini par trouver la vraie religion, ainsi que tous ces camarades
errants qui vivent avec moi, auprès desquels s’est épanouie ma nouvelle vie. Je
pense que j’ai marché dans le droit chemin et que j’ai été un bon chrétien.
J’ai quelque espoir d’aller au paradis... Et là, qui sait... ?
La voix sembla alors lui manquer. Il ne dit plus rien,
même pas un bonsoir, se releva de sa place près du foyer et nous quitta,
emportant avec lui son odeur de laine de mouton, d’abreuvoir et de purin, pour
disparaître à l’abri de sa petite tente abondamment rapiécée et toute délavée
par les intempéries. Non, jamais je n’ai pu prendre cet homme pour le Prêtre
Jean de la légende.
Lorsque mon père et mon oncle se furent à leur tour
enroulés dans leurs couvertures, je restai assis auprès des braises
agonisantes, absorbé dans mes pensées, tentant de réconcilier en esprit l’épave
décrépite de la vieille
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