Les voyages interdits
dirigeants mongols ont
évidemment porté des noms différents, tous ont gardé le même titre, celui de
khan ou de khakhan.
Je vous invite maintenant à observer combien il serait
compréhensible de mal lire ou de mal entendre le titre de khan pour l’altérer
en « Jean », en « John » ou en « Johannes ».
Imaginez qu’un très ancien voyageur chrétien en Orient l’ait ainsi mal
interprété. Cela lui aurait inévitablement rappelé le nom du saint apôtre Jean.
Le pas d’en faire, dans son esprit, un évêque ou un prêtre aurait été vite
franchi, et il suffisait ensuite de faire coïncider la croyance avec la réalité
– celle de l’étendue, du pouvoir et de la richesse du khanat mongol – pour
aller répandre dans tout l’Occident le mythe fabuleux du Prêtre Jean dominant
un empire chrétien imaginaire.
Si je ne me trompe pas, ce sont donc bien les khans
qui, à leur corps défendant, ont pu inspirer la légende, ce qui n’en fait pas
pour autant des chrétiens. Et jamais ils n’ont eu en leur possession aucun des
atouts aux vertus surnaturelles attribués au Prêtre Jean : le miroir
enchanté grâce auquel il pouvait espionner à distance les faits et gestes de
ses ennemis, les médicaments magiques qui lui permettaient de guérir n’importe
quelle maladie mortelle, ou encore ces guerriers anthropophages, invincibles
parce que capables de survivre rien qu’en mangeant leurs ennemis vaincus...
ainsi que mille merveilles semblables, si fréquentes dans les histoires de la
shahryar Zahd.
Tout ceci ne signifie nullement qu’il n’y aurait aucun
chrétien en Orient. Il y en a, en effet ; des individus isolés, mais
également des communautés entières situées aussi bien dans le Levant que sur
les lointains rivages de Kithai. Ces chrétiens sont des humains de toutes
couleurs, du blanc au brun foncé et du marron jusqu’au noir profond. Hélas, ils
sont tous inféodés à l’Eglise orientale, soit adeptes, depuis le cinquième
siècle, des croyances du schismatique abbé Nestorius. Ils passent ainsi aux
yeux des chrétiens de Rome pour des hérétiques. Ces nestoriens dénient en effet
à la Vierge Marie le titre de Mère de Dieu, n’autorisent aucun crucifix dans
leurs églises et, de plus, révèrent ce Nestor pour lequel nous n’avons que
mépris à l’instar d’un véritable saint. En outre, leurs prêtres ne sont pas
soumis au célibat. Beaucoup sont donc mariés. Tous pratiquent la simonie,
c’est-à-dire qu’ils administrent les sacrements contre paiement. Finalement,
les seuls liens qui nous rapprochent d’eux sont notre croyance commune en un
même Dieu et la reconnaissance partagée de Jésus comme son fils.
Ce seul trait me suffisait cependant, ainsi qu’à mon
père et à mon oncle, à les rendre plus proches de nous que les nombreux
sectateurs d’Allah, de Bouddha, voire de divinités encore plus étrangères au
milieu desquelles ils se trouvaient noyés. Aussi fîmes-nous notre possible pour
ne jamais trop haïr ces nestoriens – même si nous n’étions pas en accord avec
toutes leurs doctrines. Eux, pour leur part, se montrèrent toujours
hospitaliers à notre égard et prêts à nous porter assistance.
Si le Prêtre Jean avait existé ailleurs que dans
l’imagination occidentale et avait été, comme on le prétendait, un descendant
des Rois mages, nous aurions immanquablement dû le croiser lors de notre
traversée de la Perse, car c’est là qu’avaient précisément vécu les fameux
rois, et c’est depuis la Perse qu’ils avaient suivi l’étoile de la Nativité. En
tout état de cause, cela eût fait du Prêtre Jean un nestorien, car c’est le
seul type de chrétiens qui peuplent ces régions. De fait, nous trouvâmes bien
un vieillard de ce nom chez les Persans, mais qui aurait eu bien du mal à se
comparer au Prêtre Jean de la légende.
Il s’appelait Vizan, qui est la traduction persane du
nom prononcé ailleurs Jean, Giovanni, Johannes ou John. Il était né dans la
famille royale de Perse et portait donc à l’origine le titre de shahzadè, ou
prince. Ayant embrassé dès sa jeunesse la foi nestorienne, il avait non
seulement renoncé à l’islam, mais aussi à tous ses droits d’héritier de la
couronne persane. Il avait fait une croix sur tout cela pour rejoindre une
tribu errante de bédouins nestoriens. Bien qu’il ne fût pas d’un âge très
avancé, il était devenu leur ancien, leur chef spirituel, et méritait à
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