Les voyages interdits
grand-mère avec l’image de celle qu’avait été la
princesse Lumière du Soleil, à la beauté sans égale. Je ne savais plus très
bien où j’en étais. Si Vizan l’avait revue telle qu’elle était aujourd’hui,
âgée, décatie et repoussante, aurait-il pu encore la considérer comme la
splendide jeune fille qu’elle avait été ? Et moi, devais-je continuer à
ressentir un tel dégoût parce que, parvenue à un âge avancé, elle avait
toujours des désirs de femme ? Ou devais-je la plaindre d’avoir à utiliser
de tels artifices pour pouvoir les assouvir, alors qu’à l’époque elle aurait pu
avoir n’importe quel prince d’un simple signe de tête ?
Pour envisager les choses d’un autre point de vue, ne
devais-je pas être fier et me féliciter d’avoir pu jouir des charmes de la
princesse Lumière du Soleil, alors qu’une génération d’hommes l’avaient
vainement poursuivie de leurs assiduités ? À cogiter de la sorte, je me
trouvai bientôt à distordre le passé et le présent, à les faire se chevaucher, ce
qui me confronta finalement à des questions profondément métaphysiques, telles
que : la mémoire est-elle le siège de l’immortalité ?...
Problématiques que j’étais bien en peine de dominer.
Ainsi pensais-je alors, et je crois que nous pensons
tous un peu de la sorte. Cependant, je sais aujourd’hui une chose que
j’ignorais à l’époque, une certitude acquise par la connaissance que j’ai de
moi-même et issue de ma propre expérience. Tout homme garde éternellement le
même âge, quelque part en son for intérieur. Seul ce qui est extérieur vieillit :
son enveloppe corporelle, et avec elle son simple prolongement qu’est le monde
environnant, à l’intérieur, il atteint un certain âge et le conserve pour le
restant de ses jours. Cet âge inné et perpétuel varie, je suppose, selon les
individus. Mais je crois qu’en règle générale il est proche du début de la
maturité, lorsque l’esprit gagne son acuité et son ouverture d’adulte, avant
qu’il soit endurci par l’habitude et la désillusion. Cet âge où le corps, sa
croissance achevée, est tout prêt à s’enflammer des feux de la vie, avant qu’il
n’en subsiste que les braises. Certes, le calendrier, le miroir et la
sollicitude de ses cadets pourront rappeler à l’homme qu’il a vieilli. Il
n’aura qu’à observer le monde autour de lui pour en distinguer les changements
et s’apercevoir que le temps a passé, mais, toujours, il conservera enfouie au
fond de son âme cette sensation qu’il est encore, qu’il demeure un jeune
homme de dix-huit ou vingt ans.
Ce que j’ai affirmé de l’homme, je le sais parce que
j’en suis un. Mais c’est peut-être encore bien plus vrai pour une femme, pour
qui la beauté, la jeunesse et la vitalité sont des biens si précieux et en même
temps si fugaces. Je suis sûr qu’il n’est pas de
femme qui n’ait gardé, tapie au fond d’elle-même, la jeune fille qu’elle a été
en ses tendres années. Je crois donc sincèrement que la princesse Shams, même à
l’époque où je l’ai connue, était encore capable de distinguer, dans le reflet
de son miroir, ces yeux rayonnants, ces lèvres de rose et cette grâce de saule
pleureur dont son soupirant Vizan, un demi-siècle après l’avoir quittée, se
souvenait encore, et qu’elle sentait toujours émaner d’elle cette odeur qui
monte du champ de trèfles juste après la pluie, l’un des parfums les plus délicats
dont Dieu ait jamais embaumé cette Terre.
LE GRAND SALÉ
27
Kachan fut la dernière cité de la Perse verdoyante et
habitable dans laquelle nous fîmes escale. Plus loin à l’est s’ouvrait une
terre vide et inhospitalière appelée le Dasht-e-Kavir, le Grand Désert salé. La
veille de notre arrivée dans cette ville, Narine fît observer :
— Voyez, mes bons maîtres, le chameau de bât
s’est mis à boiter. Je pense qu’il a dû se blesser dans un éboulis. S’il ne se
rétablit pas, cela pourrait nous causer grand tort durant notre traversée du
désert.
— Tu es notre guide chamelier, répondit mon
oncle. Que suggères-tu, en tant que spécialiste ?
— Oh, le remède est assez simple, maître Matteo.
Il suffit que l’animal se repose durant quelques jours. Trois devraient
suffire.
— Très bien, décréta mon père. Nous ferons escale
à Kachan et trouverons bien à rentabiliser cet arrêt. Pour renouveler
Weitere Kostenlose Bücher