Les voyages interdits
autant
les serpents que vous, chrétiens. Oh, nous ne leur accordons pas une affection
sans bornes, il ne faut rien exagérer, mais nous ne les tenons pas dans la
haine que vous leur vouez. Selon votre sainte Bible, le serpent est
l’incarnation du diable, Satan. Au fil de vos légendes, vous avez extrapolé le
serpent en un monstre appelé dragon. Chez nous, musulmans, tous les monstres – djinn ou afarit – prennent la forme d’êtres humains, ou celle d’un oiseau,
dans le cas du Rukh géant, à moins qu’ils ne soient la combinaison de
plusieurs animaux, comme le mardkhora. Celui-ci est un monstre à tête
d’homme, à corps de lion, aux piquants de porc-épic et à queue de scorpion.
Vous l’aurez remarqué, aucun serpent n’intervient dans tout cela. Mon père
sourit et dit avec douceur :
— Le serpent a été maudit dès lors que s’est
produite cette regrettable scène, dans le jardin d’Eden. On peut comprendre que
les chrétiens en aient peur, et il est juste qu’ils le haïssent et qu’ils
cherchent à le tuer à la moindre occasion.
— Nous autres musulmans, reprit Narine, ne
croyons que ce qui peut être cru. C’est le serpent de l’Eden qui a légué aux
Arabes leur langue si particulière, car il avait inventé ce langage exprès pour
parler à Eve et la séduire. Nul n’ignore, en effet, que l’arabe est de loin la
langue la plus subtile et la plus suave qui existe. Car, bien sûr, Adam et Eve
parlaient le farsi lorsqu’ils étaient ensemble, la plus belle des langues.
Quant à Gabriel, l’ange vengeur, il employait le turc, qui est la langue la
plus menaçante. Bon, je vous dis tout cela en passant, hein ! Je vous
parlais des serpents, et il semble évident que la sinuosité et les
circonvolutions des caractères écrits de l’arabe en ont été directement
inspirées. Ces caractères arabes sont ceux que l’on utilise aujourd’hui pour la
transcription du farsi, du turc, du sindhi et de tous les autres langages
civilisés.
Mon père émit une autre remarque :
— Nous autres Occidentaux comparons vos
caractères à des vers de terre : nous ne pensions pas si bien dire !
— Et le serpent nous a légué bien mieux que cela,
maître Nicole. Sa façon bien à lui de se déplacer sur le sol, en se tordant
avant de se raidir, a inspiré à l’un de nos ancêtres l’arc et la flèche. L’arc,
tel le serpent, est fin et sinueux. La flèche est mince et droite, comme l’est
aussi le serpent, et, comme lui, sa tête est mortelle. Nous avons, vous le
voyez, d’excellentes raisons d’honorer le serpent, et c’est ce que nous
faisons. L’arc-en-ciel, par exemple, est dénommé chez nous « serpent céleste »,
ce qui constitue un compliment pour les deux.
— Intéressant, murmura mon père, dans un sourire
indulgent.
— Par contraste, poursuivit Narine, vous les
chrétiens assimilez le serpent à votre propre zab et insinuez que c’est
le serpent de l’Éden qui a introduit le plaisir sexuel dans le monde :
c’est pourquoi ce dernier est considéré comme abject, affreux et abominable.
Nous autres, les musulmans, rétablissons le blâme à sa juste place. Ce n’est
pas l’inoffensif serpent qui est coupable de quoi que ce soit, mais bel et bien
Eve et toutes ses descendantes. Comme l’affirme la quatrième sourate du
Coran : « La femme est source de tous les maux sur cette Terre :
Allah n’a créé ce monstre que pour que l’homme en soit dégoûté et se détourne des
tentations par trop... »
— Ciacche-ciacche ! intervint mon oncle.
— Vous dites, mon maître ?
— Je dis : sottises !
Sciocchezze ! Bifam ishtibah !
Apparemment choqué, Narine
s’exclama :
— Comment, maître Matteo, vous
oseriez qualifier le Livre saint de Bifam
ishtibah ?
— Votre Coran a été rédigé par un homme, vous ne
pouvez le nier. Tout comme le Talmud ou la Bible.
— Allons, Matteo..., coupa pieusement mon père.
Ils n’ont fait que retranscrire les paroles de Dieu. Et celles du Sauveur.
— C’est possible, mais ils n’en étaient pas moins
des hommes, rien de plus, avec des esprits d’hommes. Tous les prophètes, les
apôtres et les sages ont été des hommes. Et quel genre d’hommes ont pris en
charge l’écriture des livres saints ? Des hommes circoncis.
— Je me permets de vous faire remarquer, maître,
objecta Narine, qu’ils ne les ont pas écrits avec leur...
— Si ! Dans un sens, c’est même exactement
ce
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