Les voyages interdits
préfère n’importe
quoi à un chameau. Je veux bien concéder que le chameau à deux bosses des
terres plus froides de l’Orient est un peu plus intelligent et facile à diriger
que son congénère, le dromadaire des terres chaudes. Ce qui laisse quelque
latitude à cette croyance, soutenue par certains, que les chameaux détiennent
leur intelligence, si tant est qu’ils en aient une, cachée quelque part dans
leurs bosses. Le chameau dont les bosses ont diminué suite à la soif et aux
privations est certes encore plus irritable, rétif et pénible à mener que
lorsqu’il a mangé correctement, mais pas de beaucoup.
Il fallait les décharger chaque soir, comme tous les
animaux des caravanes, mais il n’y avait pas plus infernal à recharger et
harnacher le matin venu. Ils s’ingéniaient à brailler, à reculer, à gronder et
à caracoler dès que nous nous y mettions. Lorsqu’ils comprenaient que leurs
tours, loin de nous avoir dissuadés, nous avaient simplement exaspérés un peu
plus, ils nous crachaient dessus. De même, sur la piste, nul animal n’est plus
démuni qu’eux du sens de l’orientation et de l’instinct vital. Nos propres
chameaux se seraient volontiers jetés l’un après l’autre sans sourciller dans
les trous de sel marécageux si leurs cavaliers ne les avaient pas obligés à
grand-peine à les contourner. Et ce n’est pas tout ! Leur sens de
l’équilibre est consternant. Comme un homme, un chameau peut soulever et
transporter environ le tiers de son propre poids durant toute une journée, et
cela sur une bonne distance. Mais un homme, sur deux jambes, vacille moins
facilement qu’un chameau sur ses quatre pattes. Il arrivait fréquemment que
l’un des nôtres glissât dans le sable, et plus souvent encore sur le sel,
dégringolant sur le côté de la façon la plus grotesque. Il fallait ensuite,
pour espérer le relever, le décharger d’abord entièrement et s’y employer à
plusieurs pour le pousser, en l’encourageant à pleine voix, afin qu’il se remît
sur pied. Peine dont il nous remerciait en nous crachant dessus.
Si j’utilise ici le verbe « cracher », c’est
que, même rentré à Venise, j’ai de tout temps entendu les voyageurs répéter ce
terme. Mais ce n’est en fait pas vraiment cela. Au fond, j’aimerais bien qu’ils
ne fassent que cracher. Ce qu’ils font, en réalité, c’est qu’ils expectorent le
fruit de leur dernière rumination sous la forme d’une répugnante mixture assez
voisine du vomi. Dans le cas précis de nos chameaux, cette substance était
composée de haricots d’abord séchés, puis mastiqués, avalés, donc baignés et
imprégnés d’eau et de gaz intimes, puis à moitié digérés et, par conséquent,
plus ou moins fermentes. Enfin, au moment où la matière était proche de son
état le plus délétère, bien imprégnée de ses sucs gastriques, l’animal la
régurgitait, l’amassait dans sa bouche, la guidait d’une habile moue des lèvres
et l’éjectait de toute sa force sur l’un ou l’autre d’entre nous, de préférence
en visant ses yeux.
Il n’y avait bien sûr rien, dans tout le
Dasht-e-Kavir, qui ressemblât peu ou prou à un caravansérail. Pourtant, au
cours du long mois qu’il nous fallut pour le traverser, nous eûmes la bonne
fortune de tomber par deux fois sur des oasis. Il s’agit en fait d’une source
jaillie du sous-sol, seul Dieu ou Allah sait comment. Ses eaux sont fraîches,
non salées, et autour d’elles se trouve sur une certaine étendue une zone
couverte de végétation. Je ne pus jamais y découvrir quoi que ce fut de
comestible, mais la seule teinte vert tendre de ces broussailles, de ces buissons
rachitiques et de cette herbe éparse avait un effet aussi rafraîchissant que si
nous avions vu des fruits et des légumes. Nous saisîmes ces deux occasions pour
faire une halte dans notre progression, avant de poursuivre. Nous mîmes ainsi à
profit ces arrêts pour baigner nos corps incrustés de poussière, couverts de
sel et empuantis par la fumée des bouses, pour remplir au mieux les boyaux
réservoirs de nos chameaux, pour faire bouillir de l’eau (infusée dans le
charbon de bois que mon père avait eu soin d’emporter) pour remplacer celle de
nos outres, déjà passablement croupie. Ces tâches une fois effectuées, nous
nous allongeâmes pour jouir de cette sensation nouvelle qui consistait à se
reposer à l’abri de la verdure.
Dès notre première pause, je pus
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