Les voyages interdits
désillusion
que j’en éprouvais, à cette once de dédain que je ressentais désormais à son
encontre. Ce n’était tout de même pas un mince désappointement d’apprendre que
l’attitude fière, carrée et franche qu’affectait oncle Matteo, avec sa virile
barbe noire, n’était qu’un masque qu’il portait, derrière lequel il n’était
qu’un minaudant, sournois et méprisable sodomite !
Je savais bien que je n’étais moi-même pas un saint et
m’efforçai de ne pas jouer les hypocrites. J’étais prêt à admettre que j’aurais
très bien pu, moi aussi, succomber au charme du jeune Aziz. Mais c’était parce
qu’il se trouvait là, à portée de main, tandis qu’aucune femme ne l’était... Et
puis, c’est vrai, il était aussi avenant qu’une jeune femme, et on l’aurait
aisément substitué à l’élément féminin. Mais oncle Matteo, je m’en rendais à
présent bien compte, devait l’envisager de façon différente ; pour lui, ce
devait être un garçon disponible, que l’on pouvait tout tranquillement s’offrir.
Il me revint alors en mémoire une série de situations
antérieures qui avaient mis en scène des hommes : les masseurs du hammam,
par exemple, ainsi que les mots qu’avaient furtivement échangés mon père et la
veuve Esther... La conclusion s’imposait, aveuglante : l’oncle Matteo
était attiré par les personnes de son sexe. Un homme doté de ce penchant
n’avait rien d’extraordinaire en ces contrées. Mais je savais combien chez
nous, dans notre Occident plus civilisé, on se moquait d’eux, à quel point on
les méprisait, dans quelle mesure on les insultait, même. Et quelque chose me
disait que, plus loin vers l’Orient, au sein des nations non civilisées, il
devait en être de même. Il me sembla que cette dépravation de mon oncle avait
dû déjà, quelque part, poser problème. J’en déduisis que mon père avait
eu de bonnes raisons de tenter de mettre fin à cette déviance de son frère et
que Matteo lui-même avait fourni quelques efforts pour dominer ses pulsions. Si
tel était le cas, me dis-je, il n’était alors pas entièrement détestable, et
peut-être subsistait-il un espoir pour lui.
Très bien. Je ne marchanderais pas mes efforts pour
l’aider à poursuivre sa marche vers la guérison et la rédemption. Quand nous
reprîmes notre route, je ne cherchai ni à chevaucher à l’écart, ni à éviter son
regard, ni même à bouder sa conversation. Je n’évoquerais pas ce qui s’était
passé, c’était décidé. Jamais je ne laisserais filtrer que j’avais percé à jour
son honteux secret. Ce que je ferais, en revanche, ce serait renforcer ma
surveillance sur Aziz et ne plus lui laisser le loisir de circuler librement
sous le couvert de la nuit. Je m’efforcerais d’être à son égard aussi strict et
attentif qu’un père, si nous venions à tomber sur une nouvelle oasis
verdoyante. Là, en effet, la discipline se relâchait, et tandis que nous
laissions nos muscles se détendre, nos réflexes de décence, de la même façon,
avaient tendance à se désagréger. Nul doute que si nous nous trouvions de
nouveau dans cette ambiance d’aisance et d’abandon, mon oncle pourrait juger la
tentation irrésistible et vouloir tirer d’Aziz un peu plus que ce que celui-ci
lui avait déjà accordé.
Le lendemain, alors que nous avions repris notre progression
vers le nord-est parmi ces régions désolées, je fus aussi affable avec tous
qu’à l’accoutumée, y compris avec oncle Matteo, et je pense que personne ne put
se douter de mes tiraillements intérieurs. Néanmoins, je me félicitai que le
poids de la conversation du jour fût porté par Narine. Peut-être pour libérer
son esprit de ses propres tourments, il se mit à disserter d’un sujet, avant de
passer à un autre, puis à un troisième, ce qui me permit de chevaucher
tranquillement, en silence, occupé à l’écouter et à le faire radoter.
Son éloquence fut déclenchée par un petit serpent
qu’il trouva, en chargeant nos chameaux, endormi dans l’un des paniers d’osier
qui transportaient nos bagages. Il avait d’abord poussé un cri strident, avant
de s’apitoyer :
— Nous avons dû trimballer cette pauvre petite
chose depuis Kachan...
Et, au lieu de tuer l’animal, il l’avait projeté sur
le sable et l’avait laissé s’éloigner en ondulant. Une fois en route, il nous
expliqua pourquoi :
— Nous autres, musulmans, ne détestons pas
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