Les voyages interdits
adoptâmes également le genre de bottes
qui se portaient localement, des charnus, faites d’un cuir souple, qui
montaient jusqu’en dessous du genou, lacées à l’aide de lanières autour du
mollet et dont la semelle de cuir était à la fois épaisse et flexible. Nous
échangeâmes aussi à prix d’or nos selles de terrain plat pour d’autres à
pommeau et troussequin montants qui maintiendraient mieux notre assise sur les
pistes à forte pente.
Tout le temps que nous ne passions pas à acheter tel
ou tel équipement au bazar était utilement employé. Narine s’occupait de
nourrir et d’étriller nos chevaux, tandis que nous, les Polo, engagions la
conversation avec les autres caravaniers. Nous leur communiquâmes les
informations dont nous disposions sur la route qui menait à l’ouest de Balkh,
tandis que les voyageurs venus de l’est nous renseignaient sur celle qui nous
attendait. Mon père prit la peine d’écrire une longue lettre destinée à Dona
Fiordelisa, lui racontant nos pérégrinations et la rassurant sur notre bon état
de santé, qu’il confia au chef d’une caravane en route vers l’ouest dans
l’espoir qu’elle parviendrait jusqu’à Venise. Je lui fis remarquer qu’elle
aurait eu beaucoup plus de chances d’arriver à bon port si elle avait été
livrée avant notre traversée du Grand Salé.
— Je l’ai fait. J’en avais déjà confié une
lorsque nous étions à Kachan.
Je me permis aussi de lui dire, gentiment et sans
rancœur, qu’il aurait pu penser à réserver cette même délicate attention à ma
défunte mère, lors de son premier voyage.
— Je l’ai fait, répéta-t-il. J’ai écrit une
lettre presque chaque jour, adressée à elle ou à Isidoro. Mais à cette époque,
hélas, les Mongols étaient en pleine conquête de nouveaux territoires, et pas
de façon pacifique, comme tu l’imagines. De ce fait, la route de la soie
n’était guère plus fiable qu’aujourd’hui : c’était sans doute pire encore.
Nos soirées étaient fiévreusement occupées, comme je
l’ai expliqué, à mettre à jour nos cartes, et je fis de même pour mes notes de
voyage personnelles.
Ce faisant, je retombai par hasard sur les noms des
princesses Phalène et Lumière du Soleil et me rendis compte que, depuis ces
temps déjà reculés de notre séjour à Bagdad, je n’avais pas couché avec une
femme. Non que j’eusse vraiment besoin de cela pour me le rappeler, vu le nombre
de fois où j’avais eu recours à mon seul substitut possible, au milieu de la
nuit, presque jusqu’à m’en lasser. Mais, comme je l’ai signalé, les Mongols
avaient coutume de ne pas intervenir dans la religion des régions qu’ils
conquéraient. Ils en respectaient par conséquent toutes les pratiques, et
Balkh, terre musulmane, appliquait la charia à la lettre : les
femmes étaient claquemurées chez elles dans le plus strict pardah, et
celles qui circulaient dans les rues étaient dûment voilées du réglementaire
tchador. Si, donc, j’avais eu l’impertinence d’en aborder une dans la rue,
j’aurais risqué soit la mauvaise surprise de tomber sur une vieille bique comme
Lumière du Soleil, soit celle, pire encore sans doute, de m’attirer la vindicte
du mari, du frère ou de l’un des imams et autres muftis, ces dignes gardiens de
la loi islamique.
Narine avait bien sûr trouvé le moyen de contourner
son penchant pervers (mais parfaitement licite, celui-là) pour la gent animale.
Dans toutes les caravanes qui faisaient halte à Balkh, tout musulman non
accompagné d’une de ses femmes ou concubines avait ses kuch-i-safari. Ce
terme signifie « épouses de voyage », mais il s’agissait en réalité
de garçons utilisés aux mêmes fins. Aucune interdiction de la charia n’empêchait
que des étrangers paient pour se partager leurs faveurs. Je savais bien que
Narine s’était empressé de le faire, car il m’avait enjôlé pour que je lui
procure l’argent nécessaire. Mais je n’avais pas été tenté de l’imiter. J’avais
vu les kuch-i-safari, et aucun d’eux n’aurait pu rivaliser de près ou de
loin avec le regretté Aziz.
J’en fus donc réduit à errer, en proie à mes désirs
insatisfaits, sans rien trouver, hélas, pour les combler. Je ne pouvais que
dévorer des yeux la moindre silhouette arpentant les rues, tentant en vain de
déceler quelle sorte de femme se dissimulait sous cet amas de tissu. Mais le
simple fait de me livrer à cette innocente
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