Les voyages interdits
rétribution, il s’installait
devant son sarangi, un instrument proche de la vielle, dont il jouait à
l’aide d’un archet, mais qui restait posé à même le sol. Il faisait émettre à
ses cordes un bruit de scie, en accompagnant ces gémissements de la litanie
psalmodiée de tous les aïeux du prophète Mahomet, d’Alexandre le Grand ou
d’autres personnages historiques. Mais comme chacun connaissait par cœur ou
presque la généalogie de toutes ces notabilités, on ne réclamait plus trop ce
genre de spectacle. La plupart du temps, le mirasi était requis par une
famille de demandeurs pour chanter sa propre histoire. Ils ne devaient
consentir cette dépense, m’imaginais-je, que pour le plaisir d’entendre leur
arbre généalogique mis en musique. Parfois, c’était sans doute juste pour
épater les voisins. Mais, le plus souvent, ils engageaient un mirasi lorsqu’un
mariage était en vue : c’était là l’occasion de faire psalmodier à pleins
poumons le contenu de la dot que le fiancé apportait à sa promise, ou
l’inverse. Le chef de famille commençait à réciter ou à écrire au mirasi la
liste complète de ses ancêtres, à charge pour ce dernier de les mettre en
rimes... et en rythme. C’est du moins ce que l’on m’expliqua. Car, pour ma
part, je n’entendis jamais davantage qu’un bruit fort monotone, un mélange de
lamentations et de grincements désolés qui pouvait s’étirer sur plusieurs
heures. Je veux bien admettre qu’il y fallait un certain talent, mais, après
une bonne dose de « Reza Feruz begat Loft Ali begat Rahim
Yadollah », et ainsi de suite depuis Adam jusqu’à nos jours, je pris
définitivement en grippe ce spectacle.
Les agissements des najhaya malang ne me
lassèrent pas aussi vite. Un malang, c’est une sorte de derviche, un
saint mendiant, et, qu’ils soient natifs de la région ou juste de passage, même
ici, sur le Toit du monde, il y avait des mendiants. Certains proposaient
cependant un spectacle avant de demander l’aumône. Le malang s’asseyait
en tailleur devant un panier et produisait une modulation grâce à une petite
flûte de bois ou de terre cuite. Un naja sortait la tête du panier, écartait sa
collerette et ondulait avec grâce, semblant danser en rythme sur la rauque
mélodie. Il ne fait jamais bon croiser un naja, serpent hautement venimeux, et
tout malang assurait être le seul à posséder ce pouvoir sur ledit
serpent... un pouvoir acquis par la maîtrise de certaines voies occultes. Le
panier, par exemple, était d’un type particulier appelé khajur, qui ne
pouvait être tissé que par un homme. La flûte bon marché qui le charmait devait
avoir été sanctifiée par une certaine opération mystique. Quant à la musique,
elle n’était bien entendu accessible qu’aux initiés. Je ne tardai pas à
découvrir que les crochets de tous ces serpents avaient été vidés de leur venin
et qu’ils étaient inoffensifs. De même, les serpents n’ayant pas d’oreilles, il
était évident que le naja ne faisait que fixer les oscillations de l’extrémité
de la flûte. Le malang aurait pu tout aussi bien lui jouer une
mélodieuse Jurlàna de Venise, cela aurait eu le même effet.
Parfois, cependant, ayant rallié la source de quelque
explosion de musique, j’avais le plaisir de tomber sur un groupe d’élégants
Kalash en train de chanter d’une voix de baryton : « Dhama dham
mast qalandar. .. » en chaussant leurs utzar, des mocassins
rouges exclusivement réservés au dhamal, danse dans laquelle on tape du
pied en faisant des jetés battus sur un rythme effréné. Il m’arrivait aussi de
capter le battement roulant et le ton flûte un peu fou qui accompagnait l’attan, danse tourbillonnante encore plus furieuse et endiablée, à laquelle la
moitié du camp, hommes et femmes, venaient irrésistiblement se joindre.
Un soir, ayant entendu une musique enfler dans
l’obscurité de la nuit, je la remontai jusqu’à tomber sur un campement de Sindi
aux chariots regroupés en cercle, où je découvris des femmes de ce peuple en
train de se livrer à une danse spécifiquement féminine, tout en chantant :
« Sammi meri warra, ma ’ in wa ’ ir... » Narine était là, absorbé par le spectacle, le sourire aux lèvres et battant la
mesure des doigts sur sa paume, devant ces femmes de sa terre natale. Elles
étaient un peu trop sombres pour moi, et un poil moustachues de surcroît, mais
leur danse était jolie à
Weitere Kostenlose Bücher