Les voyages interdits
téméraire, mais je doute qu’il soit
suicidaire à ce point.
Oncle Matteo se tourna vers moi.
— Et toi Marco, qu’est-ce que tu en dis ?
Observe ton oncle habillé en révérend père. De quoi ai-je l’air ?
— Mafigniffique, balbutiai-je d’une voix pâteuse.
— Hum, murmura-t-il en me scrutant de plus près.
Si Kaidu est aussi saoul que tu l’es, ça peut bien nous aider.
Je commençai de répondre que oui, probablement, ce
serait... mais je m’endormis aussitôt sur place.
Le lendemain matin, lorsqu’il vint s’asseoir à la
table de la salle à manger du caravansérail, mon oncle portait toujours sa
tenue de prêtre, et mon père recommença aussitôt à le prendre à partie. Narine
et moi étions présents, mais ne nous mêlâmes pas à la dispute. Pour le musulman
qu’était notre esclave, c’était, je suppose, une affaire sans le moindre
intérêt. Quant à moi, ma tête me faisait trop mal pour intervenir. Mais notre
discussion et notre rupture de jeûne furent toutes deux interrompues par
l’arrivée d’un messager mongol arrivant tout droit du bok. L’homme, vêtu
d’une splendide tenue de guerre, marcha en plastronnant à travers la salle à
manger de l’air d’un conquérant, se dirigea directement vers notre table et,
sans la moindre cérémonie ni la plus petite once de courtoisie, nous intima en
farsi – pour être sûr que nous saisissions :
— Levez-vous et suivez-moi, hommes morts.
L’ilkhan Kaidu aimerait entendre vos dernières paroles !
Narine sursauta au point de recracher tout ce qu’il
avait en bouche et commença à tousser, écarquillant les yeux de terreur. Mon
père lui tapota le dos en disant :
— Rassure-toi donc, brave esclave. C’est la
formule consacrée lorsqu’un seigneur mongol vous convoque. Cela n’augure rien
de mal.
— Ou pas nécessairement, rectifia mon oncle. Je
me félicite en tout cas de mon déguisement.
— Trop tard pour te le faire ôter, à présent,
murmura mon père, alors que le messager pointait impérieusement la porte de
sortie. J’espère seulement, Matteo, que tu sauras garnir ta performance profane
d’un brin crédible de religiosité.
Oncle Matteo leva la main droite sur chacun de nous
dans un geste de bénédiction, sourit d’un air béatifique et prononça avec
l’onction la plus achevée :
— Si non caste, tamen caute [32] .
Ce geste provocateur et la pieuse moquerie proférée en
latin étaient si caractéristiques de l’esprit malicieux et mutin de mon oncle
que je ne pus m’empêcher (en dépit de ma gueule de bois) d’éclater de rire.
Certes, Matteo Polo faisait peut-être preuve d’écarts de conduite en tant que
chrétien et en tant qu’homme, mais il n’en était pas moins courageux pour faire
ainsi face à l’inconfort de notre situation. Le messager mongol me foudroya du
regard tandis que j’explosais de rire et aboya de nouveau son ordre. Nous nous
levâmes tous et le suivîmes illico.
Il pleuvait, ce jour-là. Cela n’aida pas vraiment mon
mal de tête à passer et ne rendit pas non plus très joyeuse notre marche par
les rues jusqu’à l’extérieur des murs de la ville, au milieu des grappes de
chiens qui jappaient et grondaient férocement contre nous dans le bok mongol.
Nous osâmes à peine relever la tête quand le messager hurla :
« Halte ! » et nous enjoignit de passer entre les deux feux qui
brûlaient devant la yourte de Kaidu.
Je ne m’en étais pas approché lors de ma récente
visite au campement et réalisais maintenant que c’était ce genre de yourte qui
avait dû inspirer le mot « horde » en Occident. Cette tente ressemblait
en effet à un si grand pavillon qu’il aurait pu englober plusieurs yourtes à
lui seul. Sa taille et sa hauteur étaient voisines de celles du caravansérail
où nous logions. Mais ce dernier était un bâtiment en dur, contrairement à
cette demeure de feutre teinté à la boue jaune qui tenait sur des piquets de
tente et grâce à des cordes de crin tissé. Quelques mastiffs grognaient et
tiraient sur leur chaîne devant l’entrée sud, obturée par deux grands panneaux
de feutre brodés de façon fort élaborée. La yourte n’était pas un palais, mais
elle surpassait nettement les autres par sa prestance, et, garé à proximité,
s’étendait le plus grand chariot que j’eusse jamais vu. C’est que le pavillon
de Kaidu se transportait tel quel, sans être jamais démonté. L’engin
ressemblait à un lit
Weitere Kostenlose Bücher