Les voyages interdits
l’ilkhan
prononça :
— Vous êtes un prêtre chrétien.
Il l’articula sans relief particulier (avec
répugnance, en fait), aussi mon oncle n’eut pas à le prendre comme une
question, ce qui l’aurait obligé à répondre par la négative. Il se contenta de
cette phrase :
— Je ne suis ici que l’humble serviteur du khan
de tous les khans, et désigna le papier que Kaidu enserrait dans l’une de ses
mains.
— Ah oui, c’est cela..., fit Kaidu avec un
sourire acide. (Il lâcha le document comme s’il était un objet infect au
toucher.) Au service de mon estimé cousin, je crois. Je note d’ailleurs qu’il a
écrit cet oukase sur le même papier jaune qu’utilisaient les empereurs de
Chine, justement. Depuis que Kubilaï et moi avons conquis cet empire décadent,
il n’a de cesse d’en reprendre les usages ramollis... Vakh ! il est
devenu moins qu’un Kalmouk ! Notre vieux dieu de la guerre Tengri ne lui
est plus bon à rien, semble-t-il. Voilà maintenant qu’il se croit obligé
d’importer des femmelettes de prêtres ferenghi...
— Seulement dans le but d’élargir sa connaissance
du monde, seigneur Kaidu, glissa mon père d’une voix conciliante. Pas pour
propager la moindre...
— La seule façon de connaître le monde, coupa
Kaidu avec sauvagerie, c’est, comme disait mon père, de s’en emparer et de lui
tordre le cou ! (Il promena à petits coups son regard terrifiant sur
chacun d’entre nous.) Pas vrai ? Vous oseriez affirmer le contraire, uu ?
— Contredire le seigneur Kaidu, murmura mon père,
ce serait, dit l’adage, comme l’œuf qui attaque le rocher.
— Ah ! Enfin un grain de bon sens, accorda
l’ilkhan un peu à contrecœur. J’espère que vous aurez aussi assez d’esprit pour
constater que cet oukase date de plusieurs années et qu’il a été émis à quelque
sept mille lieues d’ici. Même si notre cousin Kubilaï ne l’a pas totalement oublié
aujourd’hui, je ne suis nullement tenu de l’honorer.
Mon oncle chuchota, encore plus humblement que ne
l’avait fait mon père :
— Comment un tigre se soumettrait-il à une
loi ?
— Parfaitement ! rugit l’ilkhan. Si je le
veux, je peux vous considérer comme des intrus. Des Ferenghi venus armés
de mauvaises intentions. Et vous condamner à une exécution sommaire.
— Certains affirment, insinua mon père d’une voix
encore plus discrète, que les tigres sont en fait des agents du paradis chargés
de chasser ceux qui ont outrepassé la date prévue pour leur trépas.
— Mais oui ! glapit l’ilkhan, légèrement
décontenancé par tant d’approbation et d’assentiment. D’un autre côté, même un
tigre peut parfois être indulgent. Bien que je déteste mon cousin pour avoir
abandonné son héritage mongol, bien que je le méprise d’avoir laissé sa cour se
déliter et dégénérer ainsi, je pourrais vous laisser aller rejoindre sa
suite... Je le pourrais, si je le voulais !
Mon père battit des mains, applaudissant ainsi la
sagesse de l’ilkhan, et déclara, ravi :
— Il est évident que l’ilkhan se rappelle, en ce
cas, la vieille histoire han de la fine épouse Ling ?
— Bien sûr, acquiesça l’ilkhan. Je l’avais à
l’esprit en vous parlant. (Il se redressa, le temps de lancer à mon père un sourire
glacé. Lequel lui répliqua d’un sourire radieux. Il y eut un intervalle de
silence.) Cela dit, reprit Kaidu, il existe de multiples variantes à cette
histoire. Quelle est la version que vous avez entendue, uu, intrus ?
Mon père s’éclaircit la gorge et déclama :
— Ling était l’épouse d’un homme très riche,
lequel aimait excessivement le vin. Si bien qu’il passait son temps à envoyer
sa femme chez le débitant de boissons pour lui en rapporter des bouteilles.
Craignant pour sa santé, Dame Ling faisait en sorte de prolonger le plus
possible ses sorties, ou mélangeait de l’eau au vin, ou le cachait pour
l’empêcher de trop boire. Résultat, son mari se mettait en colère et la
battait. Finalement, deux choses arrivèrent. Dame Ling, bien que son mari fût
riche, perdit pour lui tout amour et remarqua, bien qu’il ne fût qu’un pauvre
commerçant, combien le commis du débit de boissons était beau. Dès lors, elle
se mit à acheter à son mari autant de vin qu’il en demandait, alla jusqu’à le
lui verser elle-même et le poussa à se réapprovisionner. Le mari finit par
mourir dans les convulsions de l’éthylisme,
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