Les voyages interdits
Et tu pourrais nous aider tous les
deux, toi ! Présente à frère Ugo ces lettres que tu détiens, laisse-le les
utiliser comme preuves. Nul doute que cela jetterait un léger voile de
suspicion sur la dame et son amant, tu ne crois pas ?
Il m’observa avec ses yeux de myrtille et se gratta la
barbe d’un air songeur, avant de répliquer :
— Penses-tu qu’il serait catholique d’agir de la
sorte ?
— Eh bien... oui. Si c’était nécessaire pour me
sauver la vie, et à toi pour retrouver la liberté, je ne vois vraiment rien
là-dedans de pas catholique.
— Dans ce cas, tu me vois désolé de ne pas
adhérer à ce genre de moralité, car jamais je ne pourrai agir ainsi. Je ne l’ai
déjà pas fait pour me sauver de la flagellation, je ne le ferai pas davantage
pour nous deux.
Je restai immobile, interdit.
— Mais au nom du Ciel, pourquoi donc ?
— Tout mon commerce est fondé sur la confiance.
Je suis le seul prêteur à accepter de tels documents en gage. Je ne peux agréer
cela que si je crois mes clients sincères dans leur désir de me rembourser avec
intérêts. De leur côté, s’ils consentent à me confier des documents aussi
sensibles, c’est qu’ils comptent sur moi pour ne jamais en divulguer le
contenu. Penses-tu que, si ce n’était pas le cas, des femmes se départiraient
ainsi de leurs lettres d’amour ?
— Mais enfin, je te l’ai dit, vieil homme,
personne n’a jamais foi en un juif ! Tu vois comment Dona Ilaria t’a
trahi ? N’est-ce pas la meilleure preuve qu’elle ne te faisait pas
confiance, justement ?
— C’est certainement la preuve de quelque chose,
je te le concède, admit-il, empli d’une ironie désabusée. Mais si, ne serait-ce
qu’une fois, je venais de mon côté faillir à cette confiance, même suite à la
plus sinistre des provocations, je n’aurais plus qu’à faire une croix sur le commerce
que j’ai choisi. Non pas parce que les autres ne me jugeraient plus assez
fiable, mais parce que moi, je l’estimerais.
— Mais quel commerce, vieux fou ? Tu vas
sans doute croupir ici le reste de tes jours ! Tu l’as dit toi-même. Tu ne
crois tout de même pas te conduire...
— Je peux encore me conduire selon ma conscience.
Ce sera peut-être un maigre réconfort, mais c’est le seul que je puisse
m’accorder. Je resterai sans doute tout simplement assis à gratter mes piqûres
de puce ou de punaise et à voir s’émacier peu à peu ma chair naguère ferme et
rebondie, mais j’aurai malgré tout la satisfaction de me sentir supérieur à la
morale chrétienne qui m’a enfermé là.
Je grondai, féroce :
— Tu pourrais t’enorgueillir de la même façon
tout en étant dehors...
— Zito [12] ! Suffit, maintenant. C’est folie de
chercher à éduquer les fous. Nous ne reparlerons plus jamais de cela. Regarde
là sur le sol, mon garçon. Tu vois comme moi ces deux grosses araignées ?
Faisons-les courir l’une contre l’autre et parions d’incalculables fortunes sur
le résultat. Allez, vas-y. Choisis la tienne...
11
De longues journées s’écoulèrent encore, mornes et
lugubres, avant que frère Ugo franchisse de nouveau la porte basse. J’attendis
d’un air las et sans illusion que, comme la fois précédente, il m’annonçât
quelque chose de bien démoralisant, mais ce qu’il déclara était
ahurissant :
— Votre père et son frère sont revenus à
Venise !
— Quoi ? m’exclamai-je, le souffle coupé,
ayant un peu de mal à comprendre le sens de ces paroles. Vous voulez dire qu’on
a rapatrié leurs corps ? Pour qu’ils reposent sur leur terre natale ?
— Je veux dire qu’ils sont là ! En parfaite
santé !
— Vivants ? Après presque dix années de
silence ?
— Oui ! Tous ceux qui les connaissaient ont
été aussi surpris que vous. À l’heure actuelle, tous les marchands, de par la
ville, ne parlent plus que de cela. On raconte qu’ils ont apporté un message du
fin fond de la lointaine Tartarie, à l’intention du pape de Rome. Mais, par
chance pour vous, messire Marco, ils sont repassés par Venise avant de
se rendre à Rome.
— En quoi serait-ce une chance ? demandai-je
d’une voix mal assurée.
— Auraient-ils pu rentrer à un meilleur
moment ? Ils ont déjà adressé une demande officielle pour solliciter de la
Quarantia l’autorisation de vous rendre visite, ce qui n’est généralement
accordé qu’au seul avocat du prévenu. Il ne serait pas
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