Les voyages interdits
prononcer ni bêtises ni choses sensées. Et le jour où mon
père épousa Dona Lisa, je me trouvais dans l’église de San Felice, en compagnie
de mon oncle et des serviteurs des deux maisons, qu’avaient rejoints de
nombreux voisins, de nobles marchands et leurs familles, tandis que le vieux
père Nunziata, tout tremblotant, conduisait la messe nuptiale. Mais dès que la
cérémonie fut achevée et que les époux eurent été intronisés mari et femme,
lorsque mon père entreprit, accompagné de tous les invités, de mener sa
nouvelle compagne vers le domicile qui allait désormais être le sien, je
choisis de m’éclipser de la joyeuse procession.
Bien que je fusse somptueusement vêtu, je laissai mes
pas me conduire vers mes amis des quais. Depuis que j’étais sorti de prison, je
ne les avais revus qu’en de brèves et épisodiques occasions. En tant
qu’ex-repris de justice, j’avais acquis aux yeux des garçons une sorte d’aura
d’homme mûr et un parfum de célébrité, mais une distance s’était établie entre
nous, qui n’existait pas auparavant. Ce jour-là, quoi qu’il en soit, il n’y
avait que Doris sur la barge. Je la trouvai agenouillée sur le plancher de la
coque, simplement vêtue d’une chemise trop courte, en train de transférer une
pile de vêtements humides d’un seau d’eau dans un autre.
— Boldo et les autres ont mendié une promenade
sur un chaland d’ordures en partance pour Torcello, m’expliqua-t-elle. Ils
seront partis toute la journée, aussi j’en profite pour laver tous les
vêtements qu’ils ne portent pas sur eux.
— Puis-je te tenir compagnie ? lui
demandai-je. Et dormir cette nuit encore dans la barge ?
— Si tu le fais, tes vêtements auront besoin
d’être lavés, nota-t-elle en les regardant d’un œil soucieux.
— J’ai connu des conditions bien pires,
répondis-je. Et les vêtements, ça n’est pas ce qui me manque.
— Qu’es-tu en train de fuir, cette fois,
Marco ?
— Mon père s’est remarié, aujourd’hui. Il me
ramène donc une belle-mère à la maison, ce dont je n’avais nullement envie.
J’ai déjà eu une vraie mère.
— J’ai dû en avoir une aussi, mais cela ne me
gênerait pas d’avoir une belle-mère.
Elle ajouta, soupirant avec un brin d’exaspération
comme une femme d’expérience :
— Parfois, j’ai l’impression que j’en suis vraiment
une, pour toute cette foule d’orphelins.
— Oh, ce n’est pas que cette Dona Fiordelisa soit
en elle-même une femme désagréable, continuai-je, après m’être assis dos à la
coque. Mais je n’ai pas envie de passer sous le même toit que mon père sa nuit
de noces.
Doris me regarda d’un air songeur, laissa ce qu’elle
était en train de faire et vint s’asseoir auprès de moi.
— Très bien, me glissa-t-elle à l’oreille. Reste
ici... Et faisons comme si c’était notre nuit de noces rien qu’à nous.
— Oh, Doris, tu ne vas pas recommencer ?
— Je ne vois vraiment pas pourquoi tu refuserais.
J’ai pris l’habitude de me laver régulièrement maintenant, depuis que tu m’as
dit qu’une dame devait le faire. Je suis bien propre de partout. Tiens,
regarde !
Et avant même que j’aie pu protester, elle ôta d’un
geste souple son unique vêtement. Pour être propre, il est vrai qu’elle
l’était : pas le moindre poil ne garnissait son corps nu. Dona Ilaria
elle-même n’était pas aussi douce ni aussi luisante. Bien sûr, il manquait à
Doris les formes voluptueuses et les rondeurs des femmes plus mûres. Ses seins
commençaient tout juste à enfler, leurs mamelons n’étaient encore que de
petites marques d’un rose plus vif que le reste de sa peau, ses reins et ses
fesses n’avaient pas ce moelleux qui caractérise la sensualité féminine.
— Tu n’es encore qu’une gamine, lâchai-je,
essayant de prendre l’air désintéressé de l’homme blasé. Il te reste du chemin
à parcourir pour devenir une vraie femme.
C’était la vérité. Pourtant, son immaturité même,
cette candeur et la fraîcheur nubile de son corps juvénile n’étaient pas sans
attraits. Les garçons ont beau être tous plus ou moins libidineux, ils sont,
durant l’adolescence, plus attirés par les femmes déjà formées. Ils ne voient
dans les filles de leur âge que de simples copines, des sortes de garçons
manques finalement peu différents d’eux. Mais j’étais un peu plus avancé
qu’eux, désormais ; je savais déjà ce
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