Les voyages interdits
mis les pieds. Nous prolongeâmes nos ébats jusqu’à la tombée de
la nuit, et lorsque Ubaldo, Daniele, Margarita et les autres rentrèrent de leur
journée d’excursion, nous étions habillés comme il faut et nous comportions de
la façon la plus irréprochable. Durant la nuit que je passai dans la barge, je
dormis seul, sur la même couche de chiffons fétides que j’avais naguère
utilisée. Nous fumes tous réveillés de grand matin par les braillements du
crieur public dont les rondes, ce jour-là, étaient d’autant plus matinales que
les nouvelles qu’il hurlait étaient inouïes. Le pape Clément IV venait de
mourir à Viterbe. Le doge de Venise décrétait de ce fait un deuil et une
période de prière, par respect pour l’âme de notre Très Saint-Père.
— Damnation ! beugla mon oncle, faisant
sauter les livres sur la table de la vigueur de son poing martelé. Aurions-nous
ramené le mauvais œil dans nos bagages, Nico ?
— D’abord le deuil du doge, maintenant celui du
pape, constata tristement mon père. Sic transit gloria mundi [15] ...
— Et le bruit court à Viterbe, dit notre
comptable Isidoro dans le bureau duquel nous étions installés, qu’il risque
fort d’y avoir, au conclave, un sacré temps mort. Il semble qu’il y ait
plusieurs prétendants à la mitre pontificale, bien déterminés à ne pas céder
leur place à un autre.
— Quoi qu’il en soit, nous ne pourrons attendre
que l’élection survienne, murmura gravement mon oncle, me couvant d’un regard
noir. Il va bien falloir que nous emmenions ce forçat hors de Venise, sous
peine de tous finir en prison.
— Nous n’avons nul besoin d’attendre, assura mon
père, apparemment imperturbable. Doro a rassemblé avec une louable efficacité
les provisions et l’équipement dont nous aurons besoin pour notre voyage, et il
ne nous manque que les cent prêtres. Je doute fort que Kubilaï se formalise
qu’ils n’aient pas été choisis par le pape en personne. N’importe quel prélat
pourra aussi bien s’en charger.
— À quel genre de prélat penses-tu qu’il faille
nous adresser ? questionna Matteo. Si nous demandions cela au patriarche
de Venise, il nous rétorquerait sans doute, à juste raison, que mettre cent
prêtres à notre disposition équivaudrait à vider presque toutes les églises de la
ville.
— Et il nous faudrait les acheminer sur une
distance supplémentaire, songea mon père. Mieux vaudrait les trouver plus près
de l’endroit où nous nous rendons.
— Pardonnez mon ignorance, intervint ma nouvelle
belle-mère, Fiordelisa. Mais pourquoi diable cherchez-vous à recruter des
prêtres, et en grand nombre, pour un sauvage seigneur de guerre mongol ?
Ce n’est tout de même pas un chrétien, je suppose ?
— Il n’a pas de religion bien définie, Lisa,
répondit mon père.
— Je m’en serais doutée.
— Mais il a justement une vertu particulière aux
gens étrangers à Dieu : il est tolérant à l’égard de ce que croient les
autres. En fait, il souhaite juste que ses sujets aient un choix ouvert de
croyances entre lesquelles choisir. Il y a actuellement dans ses États de
nombreux prêcheurs de religions païennes, mais la foi catholique n’est
représentée que par les contestables et trompeurs prêtres nestoriens. Kubilaï
désire que nous lui procurions un nombre décent de représentants de la
véritable Église chrétienne de Rome. Naturellement, Matteo et moi aimerions
accéder à sa requête... et pas seulement dans le but de propager la sainte foi.
Si nous parvenons à mener cette mission à bien, nul doute que le khan nous
donnera ensuite l’autorisation d’en engager d’autres éminemment plus
profitables.
— Ce que Nico veut dire par là, expliqua mon
oncle, c’est que nous espérons bien établir un commerce entre Venise et ces
territoires de l’Orient, et donc réactiver le flot commercial de la route de la
soie.
Lisa roula des yeux effarés.
— Vous voulez dire qu’il existe une route tendue
de soie ?
— Plût au ciel que cela puisse être !
s’exclama mon oncle, hochant la tête. C’est au contraire une épreuve, une
punition, une torture, comme aucun chemin vers le paradis ne le sera jamais. Le
simple fait de l’appeler route est en soi une extravagance.
Isidoro sollicita la permission d’expliquer la chose à
l’épouse de mon père :
— La piste qui mène des rivages du Levant vers
l’intérieur de l’Asie porte depuis
Weitere Kostenlose Bücher