Les voyages interdits
l’archidiacre, afin qu’il nous
rejoigne ?
Alors que la princesse quittait la salle, mon oncle
souligna, intrépide :
— Votre Altesse royale ne semble guère goûter la
présente croisade !
Edouard fit la grimace.
— Elle n’a été qu’un désastre de plus. Lorsque le
pieux Louis IX, roi de France, a pris la tête de la dernière, nous nous
sommes vraiment mis à espérer, après ses succès lors de la croisade précédente,
mais il est tombé malade avant de décéder, alors qu’il se dirigeait vers nous.
Son frère a pris sa place, mais Charles n’est qu’un politicien et passe son
temps à négocier. Pour son propre compte, cela va sans dire. Tous les monarques
chrétiens impliqués dans cette affaire ne pensent en réalité qu’à faire avancer
leurs intérêts propres, au détriment de ceux de la Chrétienté tout entière.
Comment s’étonner que les chevaliers en soient désillusionnés, voire
résignés ?
Mon père fit remarquer :
— En effet, ceux qui sont dehors n’ont pas l’air
très entreprenant.
— Pour tenter une sortie face à l’ennemi, j’ai
toutes les peines du monde à tirer des bras des femmes qui partagent leur
couche les rares qui ne sont pas encore rentrés chez eux dégoûtés. Même lorsque
nous sommes sur le champ de bataille, ils préfèrent rester au lit plutôt que se
battre. Une nuit, il n’y a pas si longtemps, un assassin sarrasin s’est glissé
au milieu des sentinelles jusqu’à ma tente, et ils n’ont pas bronché.
Pouvez-vous imaginer cela ? Comme je ne porte pas d’épée sous ma chemise
de nuit, c’est avec la pointe d’un chandelier que j’ai dû embrocher
l’impétrant ! (Le prince poussa un profond soupir.) Vu la façon dont les
choses évoluent, j’ai dû me résoudre, moi aussi, à des compromissions
politiciennes. Figurez-vous que je traite en ce moment même avec une ambassade
des Mongols dans l’espoir de faire alliance avec eux contre notre ennemi commun
qu’est l’Islam.
— C’est donc cela, fit mon oncle. Nous avons été
fort surpris de croiser deux d’entre eux dans la ville.
Mon père enchaîna, plein d’espoir :
— Mais alors, notre mission recoupe pleinement
les buts visés par Votre Altesse royale...
La porte se rouvrit au même instant, et la princesse
Eléonore réapparut, accompagnée d’un homme de haute taille, assez âgé, vêtu
d’une superbe dalmatique brodée. Le prince Edouard fit les présentations :
— Messieurs, voici le vénérable Teobaldo
Visconti, archidiacre de Liège. Désespéré par l’impiété de ses pairs religieux
des Flandres, il a demandé à me suivre comme légat de Sa Sainteté le pape et
m’a accompagné jusqu’ici. Teo, voici des compatriotes originaires d’une ville
proche de ta Plaisance natale, les Polo de Venise.
— Tiens donc, voyez-vous cela, des Pantaleoni..., lança le vieil homme, nous affublant du sobriquet péjoratif utilisé par les
citoyens des cités rivales de Venise. Sans doute êtes-vous venus continuer le
vil commerce de votre République avec nos ennemis, les infidèles ?
— Allons, Teo..., commença le prince, l’air
amusé.
— Teo, je vous en prie, intervint la princesse,
plutôt embarrassée. Je vous l’ai dit, ces gentilshommes ne sont absolument pas
venus ici dans un but commercial.
— Alors, quelle manigance méditent-ils, dans ce
cas ? insista lourdement l’archidiacre. Rien de bon ne peut provenir d’une
cité comme Venise. Liège était déjà saturée par le vice, mais Venise est connue
pour être la Babylone de l’Europe. Une cité entière remplie d’hommes avares et
de femmes libidineuses !
Il sembla alors me couver d’un long regard
désapprobateur, comme s’il était informé de mes récentes turpitudes dans la
Babylone occidentale. J’allais protester du fait que je n’étais en aucun cas
avare, mais mon père me coupa la parole pour répliquer, d’un ton
apaisant :
— Il est possible que notre cité ait cette réputation,
Votre Révérence. Tuti semo fati de carne [18] . Mais nous ne sommes pas venus ici en représentants de Venise. Nous sommes
porteurs d’une requête émanant du khan de tous les khans des Mongols, dont il
ne peut en émaner que du bon pour l’Europe comme pour notre mère l’Église.
Il expliqua alors pourquoi Kubilaï avait réclamé des
prêtres missionnaires. Visconti l’écouta jusqu’au bout, mais se contenta
finalement de demander, plein
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