Les voyages interdits
d’arrogance :
— Et pourquoi est-ce à moi que vous venez vous
adresser, Polo ? Je ne suis qu’un diacre, un administrateur appointé, et
ne suis même pas ordonné prêtre.
Il n’était surtout même pas poli, et je me pris à
rêver que mon père lui rétorquât quelque chose de ce genre. Mais il garda son
sang-froid et répondit simplement :
— Vous êtes la plus haute autorité chrétienne
actuellement présente en Terre sainte. Un légat du pape.
— Il n’y en a plus, de pape [19] !
ironisa Visconti. Et tant qu’une nouvelle autorité apostolique n’aura pas été
désignée, pourquoi accepterais-je d’envoyer une centaine de prêtres dans un
inconnu lointain, tout cela pour satisfaire la lubie d’un barbare païen ?
— Voyons, je t’en prie, Teo, tempéra à nouveau le
prince. Nous avons dans notre entourage bien plus de chapelains que de
combattants. Il doit bien être possible de se priver de quelques-uns, pour la
bonne cause.
— En admettant que ce soit en effet pour
la bonne cause, Votre Grâce ! cracha aigrement l’archidiacre, l’air
renfrogné. N’oubliez pas que ce sont des Vénitiens qui viennent nous le
proposer. Ce n’est pas la première requête de ce genre. Il y a quelque
vingt-cinq ans déjà, les Mongols avaient entrepris une ouverture similaire en
s’adressant directement à Rome. L’un de leurs khans, nommé Kuyuk, un cousin de
ce Kubilaï, avait envoyé une lettre au pape Innocent IV demandant – que dis-je,
exigeant même – que Sa Sainteté et tous les monarques de l’Occident viennent à
lui, en corps constitué, pour lui rendre hommage et lui prêter
allégeance ! Naturellement, elle fut ignorée. Mais voilà à peu près le
genre d’invitation que sont capables de lancer les Mongols. Et quand, en
plus, cela vient de Vénitiens...
— Méprisez sa provenance, si tel est votre désir,
proposa mon père d’un ton toujours aussi pacifique. Si nul ne fautait en ce
monde, à quoi servirait le pardon ? Mais je vous en supplie, Votre
Révérence, ne laissez point passer cette opportunité. Le khakhan Kubilaï
souhaite juste que vos prêtres viennent prêcher leur religion. J’ai ici la
missive écrite de la main de son scribe, sous la dictée du khan en personne.
Votre Révérence lit-elle le farsi ?
— Bien sûr que non ! grogna Visconti,
exaspéré. Il me faudrait un interprète. (Il haussa ses étroites épaules.) Bien.
Retirons-nous dans une autre pièce, en attendant qu’on me la lise. Point n’est
besoin pour cela de faire perdre leur temps à Leurs Grâces.
Mon père et lui se retirèrent donc pour un entretien.
Le prince Edouard et la princesse Eléonore, comme pour compenser la rudesse de
l’archidiacre, prolongèrent avec oncle Matteo et moi-même une fort aimable
conversation. La princesse m’interrogea :
— Et vous-même, jeune Marco, lisez-vous le
farsi ?
— Non, madame... euh, Votre Altesse royale. Cette
langue est rédigée dans l’alphabet arabe, et ces caractères en forme de vers me
sont inconnus.
— Que vous le lisiez ou pas, conseilla le prince,
je vous recommande hautement d’apprendre à le parler si vous prenez avec votre
père la direction de l’Orient. Le farsi est la langue de communication de
l’Asie, comme l’est le français en ces contrées méditerranéennes.
Le prince, se tournant vers mon oncle, lui demanda
alors :
— Par où comptez-vous partir, monsieur [20] ?
— Si nous obtenons les prêtres que nous désirons,
Votre Altesse royale, nous les conduirons à la cour du khakhan Kubilaï. Ce qui
suppose que nous traversions d’une façon ou d’une autre les terres contrôlées
par les Sarrasins.
— Ne vous inquiétez pas, vous aurez vos prêtres,
assura le prince. Vous pourriez même avoir des nonnes, si vous le souhaitiez.
Teo serait bien aise de s’en débarrasser en bloc, car elles sont la cause de sa
mauvaise humeur. Ne vous laissez pas impressionner par son attitude un peu
revêche. Teo est originaire de Plaisance, aussi vous ne serez pas étonné de son
attitude envers les Vénitiens. C’est surtout un vieillard à l’extrême piété,
qui réprouve radicalement le péché. Ainsi, même lorsqu’il est de bonne humeur,
est-il pour nous autres, simples mortels, un juge impitoyable.
Non sans impertinence, je laissai fuser :
— J’aurais bien voulu que mon père le renvoie
dans ses cordes avec la même rudesse.
— Votre père est sans nul doute plus sage que
vous,
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