Les voyages interdits
ainsi que les
douceurs qui l’accompagnaient avec les doigts.
— Seulement entre le pouce, l’index et le majeur
de la main droite, me recommanda mon père à voix basse. Les doigts de la main
gauche sont considérés par les Arabes comme impurs, car employés pour s’essuyer
le derrière. De même, veille à t’asseoir appuyé sur ta hanche gauche, n’attrape
avec les doigts que de petites portions de nourriture, mâche longuement chaque
bouchée et ne regarde surtout pas les autres convives de ton dîner pendant
qu’ils mangent : tu les mettrais dans l’embarras, et ils en perdraient
l’appétit.
Je pus observer par la suite que les mains d’un Arabe
peuvent être très expressives. Si, pendant qu’il vous parle, il se caresse la
barbe, son bien le plus précieux, c’est qu’il vous jure par celle-ci qu’il dit
la vérité. S’il se touche l’œil de son index, il approuve vos dires ou consent
à votre demande. S’il porte la main à sa tête, il fait le vœu, par ce signe,
que celle-ci vous restera toujours sincère. Si, en revanche, il accomplit le
moindre de ces gestes de la main gauche, c’est qu’il se moque tout
simplement de vous. Enfin, s’il en vient à vous toucher de cette même main
gauche, il n’y a pas pire insulte.
15
Quelques jours plus tard, dès que nous eûmes obtenu
confirmation que le chef des croisés se trouvait au château de la ville, nous
décidâmes d’aller lui présenter nos civilités. L’avant-cour du château était
remplie de chevaliers des ordres les plus variés, certains simplement en train
de paresser, d’autres jouant aux dés, d’autres encore absorbés dans des discussions
ou des querelles, quelques-uns déjà visiblement ivres malgré l’heure encore
fort matinale. Aucun d’entre eux ne semblait sur le point de réaliser de
quelconques exploits guerriers contre les Sarrasins, ni ne paraissait du reste
le désirer vraiment. Ils n’avaient même pas l’air désolé d’être si apathiques.
Lorsque mon père eut expliqué l’objet de notre démarche aux deux chevaliers
plutôt nonchalants qui gardaient la porte du fort, ceux-ci ne nous répondirent
rien, se contentant de hocher la tête en nous faisant signe d’entrer. À
l’intérieur, mon père dut ensuite réitérer à plusieurs reprises, devant
différents laquais et autres majordomes, la raison de notre venue en ces lieux,
jusqu’à ce que nous fussions enfin introduits dans une salle pavoisée d’étendards
de guerre où l’on nous pria d’attendre. Au bout d’un moment, une dame fit son
entrée. Âgée d’une trentaine d’années, pas particulièrement belle mais dotée
d’un port de tête à la fois gracieux et altier, elle portait un diadème en or.
D’un ton à l’accent mâtiné de français et de castillan, elle se présenta en ces
termes :
— Je suis la princesse Eléonore.
— Nicolo Polo, murmura mon père en s’inclinant.
Voici mon frère, Matteo, et mon fils, Marco.
Et, pour la sixième ou septième fois, il répéta le motif
pour lequel nous étions venus solliciter une audience. D’un ton mêlé
d’admiration et d’appréhension, la dame s’écria :
— Vous avez donc l’intention de retourner
jusqu’en Chine ? Pauvre de moi, pourvu que mon mari ne souhaite pas vous y
accompagner ! Il a une passion pour le voyage et abhorre cette lugubre
ville d’Acre. (La porte de la salle se rouvrit alors, laissant passer un homme
sensiblement du même âge.) Le voici, du reste. Messieurs, le prince Edouard.
Mon amour, ces gens sont...
— Oui, la famille Polo, coupa-t-il brusquement,
de son net accent anglais. Vous êtes arrivés avec le bateau de ravitaillement.
(Lui aussi portait une couronne et un surcot orné de la croix de saint
Georges.) Bon ! Dites-moi, que vais-je bien pouvoir faire pour vous, maintenant ?
Insistant sur la fin de sa phrase, il nous donna
l’impression d’être les derniers d’une harassante file de suppliants, un
tantinet importuns.
Pour la septième ou huitième fois, alors, mon père
renouvela sa requête, concluant sur ces mots :
— Nous demandons simplement à Votre Altesse
royale de nous orienter vers le prélat en charge des chapelains de vos croisés.
Nous voudrions le prier de nous adjoindre certains de ses prêtres.
— Vous pouvez bien tous les emmener, en ce qui me
concerne. Et tous les croisés avec, d’ailleurs. Eléonore, ma chère, auriez-vous
l’amabilité de faire mander pour moi
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