L’ESPION DU PAPE

l’arrière du crâne. Touvenel titube. Gasquet tire sa dague et s’apprête à lui en porter un coup fatal, mais Stranieri, resté jusque-là à l’écart, pousse un cri de combat terrifiant. Il avance rapidement vers lui dans un curieux déhanchement, en effectuant des moulinets avec ses mains. Surpris, Gasquet se détourne de Touvenel. Il tire son épée contre le moine troubadour. Stranieri obligé de reculer, Gasquet en profite pour se saisir de la bombe, la mèche déjà allumée. Il jette un coup d’œil par-dessus le parapet et s’apprête à la lancer, quand, prenant son élan avec l’énergie du désespoir, Stranieri se projette en avant en tourbillonnant sur lui-même et lui décoche un terrible coup de pied au visage.
    Le choc arrive trop tard. La bombe a déjà basculé dans le vide. Stranieri se penche sur Gasquet, mort, les cervicales brisées. À peine a-t-il esquissé un signe de croix sur son corps qu’une violente déflagration secoue les alentours. Des cris d’épouvante montent de l’allée de l’abbaye. Stranieri et Yong, inquiets, se penchent par-dessus la rambarde. En bas, une terrible panique s’est emparée des rangs des catholiques et des cathares. Des hommes courent dans tous les sens, des corps sont étendus par terre. Sont-ils blessés ou morts ? Derrière l’épais nuage de fumée qui gagne les hauteurs de l’abbaye, Stranieri cherche en vain à distinguer les silhouettes de l’évêque d’Osma, de frère Dominique, de Castelnau, de Paunac et des autres débatteurs cisterciens ou cathares.
    — J’espère que tu as bien composé le mélange convenu ? demande-t-il à Yong.
    Le petit homme jaune sourit, très sûr de lui. Stranieri lui désigne les cadavres, sur la courtine.
    — Approchons-les l’un de l’autre et plaçons leurs épées dans leurs mains, de façon qu’on puisse croire qu’ils se sont entretués.
    Stranieri considère d’un air ennuyé le corps de Gasquet dont la tête aux cervicales brisées tombe bizarrement sur l’épaule.
    — Je n’aime pas trop crever le corps d’un cadavre. C’est comme le tuer une deuxième fois. Mais comment faire autrement ?
    Et, se saisissant de l’épée de Guiraud, il la plante droit dans le cœur du seigneur de Puech, puis la replace dans la main du baron, tandis que Yong referme les doigts de Gasquet sur le pommeau de la sienne. Touvenel, qui a repris ses esprits, s’est remis debout. Stranieri lui montre une petite porte, à l’extrémité opposée de la coursive.
    — Vite ! Remets ton capuchon et sauvons-nous par là. Il y a derrière cette porte un autre escalier, qui mène directement à la cour. Nous profiterons de la confusion pour nous mêler à la foule des moines, puis nous sortirons discrètement de l’abbaye quand nous le pourrons.
     
    Pierre de Castelnau s’est enfermé seul à seul avec Stranieri dans la cellule monacale qui lui sert à la fois de lieu de recueillement et de chambre, lorsqu’il est de passage à Fontfroide. Il scrute avec une curiosité mêlée de scepticisme le visage de Stranieri qui se tient debout en face de lui et soutient son regard avec ironie.
    — Je ne suis pas plus fâché que toi d’être débarrassé de ce misérable, mais encore faudra-t-il pouvoir expliquer les raisons d’un tel carnage. Trois de ses hommes morts étouffés dans la salle d’expériences, deux autres dans l’escalier de la coursive, Guiraud et Guillaume de Gasquet qui s’entretuent ! Cela fait beaucoup de mystères à résoudre. Il est probable que nous n’éviterons pas une enquête pontificale.
    Stranieri fait mine de réfléchir et suggère :
    — Je pense que l’hypothèse la plus probable serait qu’il y ait eu discorde entre les deux hommes. Le baron Guiraud, criminel notoire et fanatique dangereux, a fait fabriquer par un sorcier un engin de mort pour commettre un attentat contre toi.
    — Et pourquoi ici, à Fontfroide ?
    — Il fallait que cela soit le plus frappant possible, il a donc choisi ce lieu et cette occasion qui rendaient le scandale public et éclatant.
    — Et le seigneur de Gasquet ?
    — Nous connaissons tous sa piété et son attachement à notre sainte Église ! soupire Stranieri. Il aura eu vent de ce projet et aura voulu l’en empêcher. C’est un acte saint, en quelque sorte.
    — Cela ne me plaît guère, comme hypothèse. Je crains d’ailleurs qu’elle ne résiste pas à l’investigation des enquêteurs.
    — Pourquoi cela ?
    — À