L’ESPION DU PAPE

une fois plaider sa cause contre moi, je désirerais être conduite dans un endroit où je puisse m’exprimer librement et, remise en liberté, obtenir de votre miséricorde apostolique, d’être relevée des déclarations qui auraient pu m’être arrachées par la contrainte. »
    — Mais quelle honte ! s’écrie le pape en frappant un coup de poing furieux sur la table. Cela me déchire le cœur. Je vais adresser une sévère réprimande à ce jean-foutre, et exiger qu’il adoucisse au mieux les conditions dans lesquelles il tient son épouse.
    — Une simple menace d’excommunication suffirait à le calmer. Mais fais-moi la grâce de ne pas me demander de la lui porter, cette fois !
    Le Pape reste un moment perdu dans ses pensées, puis reprend plus calmement :
    — Il m’arrive de regretter d’avoir agi comme je l’ai fait, quand j’ai accédé au pontificat. Cette malheureuse femme a fait les frais du besoin que j’ai eu alors de m’affirmer. Si j’avais laissé Philippe prononcer son divorce et qu’elle eût pu repartir au Danemark vivre auprès de son frère le roi Knut VI, elle en aurait sans doute été plus heureuse.
    — Ne regrette pas ta décision. Je pense que tu l’as au contraire sauvée d’un péché mortel.
    — Pourquoi dis-tu cela ?
    — Lotario ! As-tu déjà oublié l’hypothèse que j’avais émise à l’époque, lorsque tu m’as posé la même question ?
    Le pape reste un moment pensif, puis fait signe qu’il ne s’en souvient plus. Stranieri reprend :
    — Mon hypothèse sur la nuit de noces dont tu parles est que Philippe a découvert qu’elle avait été l’amante de son frère Knut, d’où son irrépressible aversion d’avoir partagé le lit d’une femme incestueuse.
    Innocent III semble saisi de stupeur.
    — Comment t’est venue une telle idée ?
    — À la façon qu’elle a eue de me parler de son frère, lorsque tu m’as envoyé en mission auprès d’elle. Il y a des mots qui ne trompent pas dans la bouche d’une femme. Des soupirs. Des sourires de bonheur au rappel de moments heureux. Elle m’a beaucoup parlé de lui, de son physique, de sa beauté, de son courage, de son intelligence. Au point que je me suis demandé si ce n’étaient pas les mots qu’emploie une femme amoureuse.
    — Le péché d’inceste ! Oui, je crois m’en souvenir, à présent. Si tu vois juste, je comprends mieux le silence du roi. Il ne pouvait le révéler sans se brouiller définitivement avec Knut VI dont il espérait l’appui de la flotte pour envahir l’Angleterre.
    — Et aussi pour ne pas perdre la face et devenir la risée du monde ! Il eût même été obligé de lui déclarer la guerre, pour avoir été joué ainsi en épousant une femme qui avait déjà servi d’épouse à son frère.
    Le pape considère Stranieri d’un air suspicieux.
    — De quelles circonvolutions diaboliques ton cerveau peut-il bien être le siège pour qu’il en arrive à émettre de telles hypothèses ?
    — Il se fie simplement à son sens de l’observation, Lotario. Il n’y a rien de miraculeux ni de diabolique dans ses conclusions. C’est un cerveau terre à terre qui croit à la vertu des raisonnements simples. La table des multiplications, le carré de l’hypoténuse, le nombre pi font partie de ses credo favoris. Je crois que deux et deux font quatre, et je n’essaie pas d’aller chercher le jour où est la nuit lorsqu’une question se pose à moi. Ce sont souvent les hommes d’Église qui compliquent tout en aimant enrober les choses les plus simples d’un mystère qui n’a pas lieu d’être.
    — Ton cynisme me fait peur, Francesco.
    Stranieri caresse son bouc, l’œil malicieux.
    — Encore une fois, je ne suis pas cynique, simplement réaliste, Très Saint-Père. Mais je peux me tromper, bien sûr.
    Puis, redevenant sérieux :
    — Je m’étonne un peu que nous passions autant de temps à discuter philosophie à partir d’un inconvénient aussi mince qu’une aiguillette restée à l’état d’escargot, tout cela à l’occasion d’une nuit de noces ratée. N’avais-tu pas à me demander des nouvelles plus sérieuses venant du roi de France ?
    Le pape balaie l’air devant lui d’un geste agacé.
    — Francesco, je sais que Philippe t’a donné pour moi une missive, mais il a eu l’insolence de ne pas tenir compte du caractère confidentiel de ton ambassade et m’a envoyé la même réponse que celle que tu