L’ESPION DU PAPE
une vie saine, stricte en jeûnes et en abstinence, répond-il. Nous travaillons et nous prions, sans chercher à tirer de notre travail plus que ce qui nous est nécessaire pour vivre.
Touvenel, qui les observe de loin, remarque avec amusement qu’ils sont troublés l’un par l’autre. Yasmina reprend ses questions.
— Une chose m’intrigue : pourquoi les hommes qui pratiquent ta religion s’habillent-ils de noir ?
— Pour manifester leur appartenance à une même foi. Quand notre religion est apparue, les premiers d’entre eux s’étaient vêtus ainsi après avoir fait vœu de modestie. Ils ont continué.
— Mais toi ? Pourquoi portes-tu d’autres habits ?
— Je ne suis pas encore ordonné.
— Et vos femmes ? S’habillent-elles de la même façon ?
— Oui. Et elles cachent aussi leurs cheveux sous un voile.
— Cela ressemble beaucoup à ce qui se pratique dans mon pays !
— Alors, pourquoi laisses-tu tes cheveux libres ?
Yasmina lui lance un regard amusé.
— Ça te déplaît ?
— Non, répond le jeune homme en se détournant.
Un silence gêné s’établit entre eux avant qu’il reprenne, sans la regarder :
— Nous avons beaucoup d’autres règles. Nous devons dire le Pater le matin en nous levant, le soir en nous couchant, et aussi avant de boire ou de manger, ou avant toute action importante ou périlleuse. Pendant la nuit aussi, nous devons nous lever pour prier. En tout, cela fait six fois par jour en moyenne.
— Chez nous, c’est cinq, mais c’est à Allah que nous adressons nos prières.
— Et les récites-tu bien régulièrement ?
Yasmina ignore la question et préfère continuer d’interroger le jeune homme.
— Parle-moi d’autres règles que vous observez.
— Nous jeûnons à Noël, à Pâques et à la Pentecôte, et, quand nous faisons une faute, nous nous infligeons des jeûnes supplémentaires. Il y a des Parfaits, par exemple, qui n’absorbent que de l’eau chaude dans laquelle a bouilli une noix.
— Et en temps ordinaire ?
— Nous mangeons du pain, de l’huile, des légumes, des fruits, du poisson, et nous buvons du vin, modérément et coupé d’eau.
Les deux jeunes gens se regardent et rougissent aussi fort l’un que l’autre. De plus en plus gênés, ils détournent les yeux, intimidés.
— Donne-moi des exemples de fautes qu’il ne vous faut pas commettre, finit-elle par demander.
— Nous ne devons jamais mentir ni nous mettre en colère. Les serments aussi nous sont interdits.
— Et l’amour ?
— Comment cela ?
— Qu’est-il possible de faire entre un homme et une femme, lorsqu’ils s’aiment ?
— Nos Parfaits ne se marient pas. Mais les croyants le peuvent.
— Et jusqu’au mariage ?
— Les femmes sortent rarement des maisons pour ne pas s’exposer à la tentation du péché de chair. Les hommes voyagent plus souvent mais, quand ils côtoient des femmes, ils doivent prendre garde de ne pas effleurer leurs jupes et de ne s’asseoir jamais sur le même banc qu’elles.
— Est-ce pour cela que tu te tenais si loin de moi, tout à l’heure ?
Le jeune homme n’a pas le temps de répondre, car Touvenel est revenu près d’eux. Yasmina se retient de poser de nouveau la question devant le chevalier et se contente de dire :
— Si votre religion est comme tu me l’as décrite, je ne comprends pas qu’on vous persécute. On devrait vous récompenser pour tant de sagesse.
Amaury, sans doute pour revenir sur ce qu’il disait plus tôt à Touvenel, évoque les bûchers du nord de l’Europe, ceux des Flandres, de Soissons, de Reims et de Rhénanie. On y a brûlé vifs, affirme-t-il, des centaines de Parfaits qui ont refusé d’abjurer leur foi. Voyant le chevalier sans réaction, il s’emporte davantage, prédisant que, si les crimes commis contre eux ne cessent pas, il faudra que les Parfaits et leurs adeptes prennent un jour les armes pour répondre aux attaques catholiques. Touvenel, qui n’a jusqu’à présent pas dit un mot, ne peut s’empêcher de faire remarquer au jeune homme que son exaltation lui paraît aussi dangereuse que celle des adversaires qu’il condamne.
— J’ai de la sympathie pour toi, mon garçon, mais crois-en un homme qui revient d’une croisade où il était parti dans l’exaltation de défendre la « vraie » religion, et qui en revient convaincu que la seule « vraie » sagesse est de douter de tout, et d’abord de ses
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