L’ESPION DU PAPE
m’apportes, par la voie d’un courrier officiel qui t’a devancé de quatre jours. Je suis donc au courant de son refus, ou plutôt de ses prétentions financières inacceptables pour entrer en guerre avec nous contre les cathares.
Stranieri encaisse le coup.
— Puis-je te demander ce que tu entends faire, dans ces conditions ?
— J’aimerais ne pas bouger et attendre que le roi soit revenu sur sa décision, mais la situation empire de jour en jour en Languedoc. Je crains que le moindre incident ne fasse exploser le pays comme une poudrière et ne déclenche des règlements de comptes entre les plus excités des deux camps.
— Un chaos ne pourrait-il pas discréditer cette hérésie ?
— À ce jeu-là, notre Église risque de ne pas être la plus forte. Nos prêtres sont déjà discrédités. Ce sont ces cathares qui passent pour des purs et que le peuple soutient.
— Et qui sont, dans nos rangs, les excités dont tu parles ?
— Aujourd’hui même, j’ai reçu une ambassade du comte de Toulouse qui s’est plainte que des catholiques avaient formé une société secrète, la Confrérie Blanche, qui fomente des expéditions pour massacrer les juifs et les cathares refusant de se convertir.
— Qui est à leur tête ?
— Un certain Guillaume de Gasquet.
Stranieri sursaute. Le pape le remarque.
— Tu as déjà entendu parler de lui ?
— À Constantinople, pendant la dernière croisade. Il n’y est pas resté longtemps, mais il a marqué les esprits.
— Quelle réputation avait-il ?
— Celle d’un original.
Innocent III a un geste agacé.
— Explique-toi davantage. Je ne suis pas d’humeur à jouer aux devinettes.
— On prétendait qu’au lieu de violer les femmes musulmanes avant de les tuer, comme faisaient tous nos bons croisés, il avait pris l’habitude de les tuer avant de les violer. Un amateur de cadavres, en somme. Pas vraiment original, mais différent.
— Et ça t’amuse, de me débiter de telles horreurs avec cet air d’indifférence ! éclate brusquement Innocent III.
Frappant violemment de ses deux poings sur la table, il se dresse soudain. En face de lui, Stranieri se lève aussi. Les deux hommes se font face, les yeux dans les yeux. Le regard du pape est terrible. Stranieri sent qu’il a été trop loin. Il ferme les siens et murmure :
— Je te demande pardon, Très Saint-Père, si j’ai pu t’offenser en aucune façon par mes propos, mais cette indifférence que tu me reproches est ma seule défense contre les monceaux d’horreur que mon combat pour ta gloire m’oblige à côtoyer chaque jour.
— Eh bien, apprête-toi à en voir d’autres encore ! Tu vas partir là-bas et te débrouiller pour te faire passer pour l’un de ces excités. Je veux que tu pénètres cette société secrète et que tu deviennes le confident de cette brute. Tu as fréquenté les universités de Toulouse et de Montpellier. Tu connais parfaitement la langue d’Oc et les coutumes de la région. Tu es l’homme idéal pour mener à bien cette mission.
Stranieri rouvre les yeux.
— Mais ce n’est plus de mon âge, Lotario, proteste-t-il timidement.
— Comment ça : plus de ton âge ? Tu as deux ans de moins que moi !
— J’ai quarante-cinq ans, c’est vrai. Mais je n’ai plus ton endurance.
— Tu refuses de m’obéir ?
Une lueur d’ironie passe de nouveau dans les yeux de Stranieri.
— La fréquentation des vieux pervers a épuisé pour moi tous ses charmes. Je préfère rester près de toi, à former ces jeunes recrues que tu m’as confiées. Ils croient encore à presque tout, c’est émouvant, ça me rappelle notre jeunesse.
Les deux hommes se sont remis à se fixer.
— Baisse les yeux, ordonne sèchement le pape. Tu es devant l’évêque du Christ, pas devant un compagnon de beuverie. Donne-moi une seule bonne raison de ne pas te rendre là où je t’envoie.
Stranieri baisse les yeux.
— J’ai horreur de la cuisine occitane, murmure-t-il. Ils mettent de l’ail dans tous leurs plats.
— Justement ! Ce sera excellent pour toi, plaisante Innocent III. Tu fais du lard, ici, ajoute-t-il en tapotant le ventre de son espion. Tu t’oublies. Nos cuisines sont trop riches, elles te gâtent l’organisme. Si tu ne prends pas un peu d’exercice, tu vas bientôt sentir la catacombe. Mais je suis ton ami. Je ne te laisserai pas te détruire.
Stranieri se redresse et bombe le torse. Les deux hommes ont la
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