L’ESPION DU PAPE
chair ?
Stranieri éclate d’un rire bref.
— Je ne lui ai pas parlé de ça. Il m’aurait jeté à la porte de son château sans écouter la suite de ma mission. J’en ai cependant touché quelques mots avec son conseiller, frère Guérin. Il m’a prévenu de ne surtout intervenir en aucune façon au sujet de la reine. Encore moins sur le chapitre que tu évoques. La répulsion que le roi éprouve à l’égard de sa femme depuis leur nuit de noces est irrépressible.
— Que veux-tu dire ?
— Qu’aux rares occasions où ils ont été mis en présence l’un de l’autre, le roi s’est mis à trembler de tous ses membres et à claquer des dents, comme s’il se trouvait en présence du Diable lui-même.
Innocent III reste un moment rêveur, en savourant un blanc de volaille.
— Qu’a-t-il bien pu se passer entre eux, pour qu’ils en arrivent à une telle extrémité ?
— Se passer ? Ou ne pas se passer ? interroge Stranieri.
— Son aiguillette, à ce qu’on dit, n’aurait pu fonctionner.
— Le roi prétend en effet ne pas avoir consommé.
— Et elle ?
— Elle assure que si.
— Il faut bien que l’un des deux mente.
— Pas forcément.
— Comment cela ?
— Il y a façon et façon de consommer.
— Arrête avec ces plaisanteries ! Elle a bien été examinée pendant son procès en annulation du divorce. Les médecins l’ont-ils tenue pour vierge ?
— Je peux t’expliquer certaines positions où la jouissance est la même, mais sans pénétration.
— Tu ne réponds pas à ma question. Était-elle ou non vierge, le lendemain de sa nuit de noces ?
— Non. Si tel avait été le cas, tu penses bien que le roi y aurait trouvé un argument pour conforter sa thèse.
— C’est donc lui qui ment, alors ? Il l’a bien possédée ?
Stranieri a une mimique d’ignorance et se replonge dans la dégustation de son volatile. Le pape le regarde manger un moment, puis marmonne :
— C’est incompréhensible. Elle est vierge ou elle n’est pas vierge. Il a consommé ou il n’a pas consommé. La sodomie n’est pas considérée comme une consommation du mariage.
Innocent III se tourne vers une peinture représentant une jeune femme blonde aux traits réguliers et au regard d’un bleu profond, les cheveux coiffés en tresses, une infinie douceur se dégageant de son visage. Stranieri jette un coup d’œil surpris sur le portrait. Il ne savait pas que le pape en possédait un de la reine de France. Gêné par la question qu’il sent brûler sur les lèvres de son ami, le pape le devance.
— Elle m’a adressé ce portrait d’elle pour me remercier d’avoir annulé leur divorce. Cette peinture date de leur mariage. Elle avait dix-huit ans. Sais-tu à qui elle me fait penser ?
Stranieri hoche la tête négativement.
— Tu ne te souviens donc pas de cette petite lingère à qui nous portions nos habits à laver, lorsque nous vivions à Paris ?
Une image remonte à la mémoire de Stranieri.
— Celle qui avait de si beaux seins, et dont tu étais épris ? Il y a quelque chose de ressemblant dans les traits de leurs visages. Pour les seins, je ne puis malheureusement en juger.
Le pape dessine rapidement un signe de croix devant lui.
— Si je l’ai aimée, c’est bien platoniquement. Pour le reste, c’est toi qui t’en es chargé.
Stranieri, fronçant les sourcils, fait mine de ne pas se souvenir.
— Vraiment ?
— Vraiment, oui. Et sans m’en avertir ! Toi qui te disais mon ami ! Un véritable abus de confiance !
— « Abusus non tollit usum ! » murmure Stranieri en baissant les yeux sur son tranchoir à pain.
— Qu’est-ce que tu marmonnes encore ?
— « L’abus n’exclut pas l’usage. » Épître de saint Paul. Verset 28, alinéa 3.
Innocent III considère un moment Stranieri, partagé entre l’amusement et la désapprobation.
— Ton insolence est une véritable offense, non seulement à notre religion et à l’Église, mais ce qui est plus grave, à moi-même. En es-tu conscient ?
Stranieri relève les yeux. Son regard est confondant de sincérité.
— Lotario, je ne sens en moi aucune insolence. Je ne suis que réaliste. C’est ce réalisme que j’ai toujours mis à ton service et à celui de notre sainte mère l’Église. As-tu déjà eu à t’en plaindre ? Pour la jeune lavandière dont tu parles, il fallait que quelqu’un fît le premier pas, c’est moi qui ai été le
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