L'Espion - Un épisode de la guerre d'indépendance
n’arrêtèrent leur marche, et ils arrivèrent aux Sauterelles à l’instant où le soleil jetait ses derniers rayons sur la vallée, et dorait la cime des arbres dépouillés de leurs feuilles.
Le capitaine de dragons n’avait jamais besoin que d’un seul regard pour pénétrer tout ce qui n’était pas voilé avec un soin tout particulier, et son premier coup d’œil en entrant dans la maison lui apprit plus de choses que le docteur Sitgreaves n’avait pu en apprendre par ses observations de toute la journée. Miss Peyton le reçut avec un sourire obligeant qui excédait les bornes de sa politesse ordinaire, et qui prenait évidemment sa source dans un sentiment secret du cœur. Frances allait et venait avec agitation, et les yeux humides. M. Wharton, debout pour les recevoir, portait un habit de velours qui aurait pu figurer dans les cours les plus brillantes du continent. Le colonel Wellmere était en uniforme d’officier des gardes-du-corps de son souverain, et Isabelle Singleton avec une parure qui annonçait la joie d’une fête, offrait des traits qui n’y étaient nullement d’accord. Son frère, assis à côté d’elle, regardait tout ce qui se passait avec un air d’intérêt, et à voir son œil brillant et les couleurs qui venaient de temps en temps animer ses joues, on ne l’aurait jamais pris pour un convalescent. Comme c’était le troisième jour qu’il avait quitté sa chambre, le docteur Sitgreaves, qui commençait à regarder autour de lui avec un air d’étonnement stupide, ne songea pas à l’accuser d’avoir commis une imprudence en descendant au salon.
Lawton examinait cette scène avec le calme et le sang-froid d’un homme qui ne se laisse pas facilement émouvoir par un spectacle imprévu. Ses compliments furent faits et reçus de bonne grâce, et après avoir adressé quelques mots à chaque personne de la compagnie, il s’approcha du chirurgien qui s’était retiré dans un coin pour tâcher de se remettre de sa surprise et de sa confusion.
– John, lui demanda-t-il à voix basse avec curiosité, que pensez-vous de tout ceci ?
– Que votre perruque et ma chevelure noire auraient eu besoin d’un peu de la farine de Betty Flanagan : mais il est trop tard pour y songer, et il faut que nous soutenions le choc armés comme nous le sommes. Savez-vous bien, Archibald, que vous et moi nous avons l’air de deux miliciens à côté de ces élégants Français qui sont venus nous joindre ?
– Voyez ! dit Sitgreaves avec une nouvelle surprise, voici l’aumônier de l’armée royale, qui arrive en grand costume, vêtu en doctor divinitatis {35} . Que signifie cela ?
– C’est un cartel d’échange, répondit le capitaine. Les blessés de l’armée de Cupidon vont se présenter pour régler les comptes avec ce petit dieu, et donner leur parole de ne plus s’exposer à ses flèches.
– Oh ! dit le docteur en appuyant un doigt le long de son nez, et commençant pour la première fois à comprendre ce dont il s’agissait.
– Oui, oh ! murmura Lawton en imitant son compagnon. Et se tournant vers lui en fronçant les sourcils, il ajouta vivement, mais toujours à voix basse : – N’est-ce pas une honte qu’un héros de papier mâché, un de nos ennemis, vienne dérober ainsi une des plus belles plantes de notre pays… une fleur que chacun serait fier de placer sur son cœur ?
– C’est la vérité, John, et s’il n’est pas meilleur mari qu’il n’est bon malade, je crains que la femme qui l’aura choisi pour époux ne soit pas très-heureuse avec lui.
– Qu’importe ? dit le dragon avec indignation. Elle l’a choisi parmi les ennemis de son pays ; elle peut bien trouver dans l’objet de son choix les vertus d’un étranger.
Miss Peyton interrompit cette conversation en s’approchant d’eux pour leur annoncer que le motif de son invitation était le mariage de l’aînée de ses nièces avec le colonel Wellmere. Ils la saluèrent en apprenant ainsi ce qu’ils avaient déjà deviné, et la bonne dame, par égard pour les convenances, ajouta que les futurs époux se connaissaient depuis longtemps, et que leur attachement réciproque n’était pas de fraîche date. Lawton la salua une seconde fois en silence ; mais le docteur, qui aimait à converser avec la tante, lui répondit :
– Le cœur humain, Madame, n’est pas constitué de la même manière dans tous les individus. Dans quelques-uns, les impressions sont
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