L'Espion - Un épisode de la guerre d'indépendance
Singleton ? Ah ! un camarade souffrant a le premier droit sur le cœur d’un homme après son honneur et sa maîtresse ; ainsi donc il faut prendre son parti.
En terminant ce soliloque, il s’assit et se mit à siffler pour se convaincre de son indifférence sur la situation où on le laissait. En voulant étendre ses jambes il renversa la cantine qui contenait sa provision d’eau-de-vie. Cet accident fut bientôt réparé ; mais en la relevant, il aperçut un papier qui avait été déposé sur le banc. Le dépliant sur-le-champ, il lut ce qui suit : la lune ne se lèvera qu’après minuit : c’est un temps favorable pour les œuvres de ténèbres.
Il n’y avait pas à se tromper sur l’écriture : c’était évidemment la même que celle qui lui avait donné avis si à propos d’un projet d’assassinat, et le capitaine continua à réfléchir longtemps sur la nature de ces deux billets, et sur les motifs que pouvait avoir ce colporteur mystérieux pour prendre tant d’intérêt à un homme qui avait été son ennemi implacable. Lawton savait qu’il était espion au service de l’ennemi ; car, lorsqu’il avait été mis en jugement devant un conseil de guerre, il avait été prouvé qu’il avait donné avis au général anglais du mouvement que devait faire un corps américain ; et si cette trahison n’avait pas eu de suites fatales, c’était parce qu’un ordre de Washington avait heureusement contremandé ce mouvement à l’instant où les forces anglaises s’apprêtaient à couper le régiment chargé de l’effectuer mais cette circonstance ne diminuait rien de son crime.
Peut-être veut-il se faire un ami de moi, pensa Lawton, dans le cas où il viendrait encore à tomber entre nos mains.
Quoi qu’il en soit, il a épargné ma vie dans une occasion, il l’a sauvée dans une autre, je tâcherai d’être aussi généreux que lui ; et fasse le ciel que mon devoir ne se trouve pas en opposition avec ce désir ! Le capitaine ne savait trop si le danger dont il était question dans ce dernier billet menaçait les habitants des Sauterelles ou son détachement ; il penchait assez pour cette dernière opinion, et il se promit de ne pas sortir sans précaution pendant l’obscurité. Un homme vivant dans un pays tranquille, au milieu de l’ordre et de la sécurité, regarderait comme inconcevable l’insouciance avec laquelle Lawton songeait au péril qui le menaçait. Il était plus occupé des moyens d’attirer ses ennemis dans quelque piège que de ceux de déjouer leurs complots.
Ses réflexions furent interrompues par l’arrivée du chirurgien qui avait été faire sa visite journalière aux Sauterelles. Sitgreaves lui apportait un billet de miss Peyton, qui priait le capitaine Lawton d’honorer ce soir les Sauterelles de sa présence et d’arriver de bonne heure.
– Quoi ! s’écria le capitaine, y a-t-on aussi reçu une lettre ?
– Rien n’est plus vraisemblable, répondit le docteur ; il y est arrivé un aumônier de l’armée royale pour l’échange des blessés anglais que nous avons ici, et il est porteur d’un ordre du colonel Singleton, pour que la remise lui en soit faite. Mais jamais on n’a conçu un projet plus fou que celui de les faire évacuer de notre hôpital dans l’état où ils sont encore.
– Un aumônier ! est-ce un fainéant, un ivrogne, un vrai pilier de camp ; un homme capable de mettre la famine dans un régiment, ou un de ces hommes qui font honneur à leur profession ?
– Un homme fort respectable, à en juger sur les apparences, et qui ne semble nullement livré à l’intempérance. Il a dit le Benedicite avant le dîner, de la manière la plus décente et la plus gracieuse.
– Et doit-il y rester cette nuit ?
– Certainement ; il attend son cartel d’échange. Mais il faut nous hâter, Lawton, nous n’avons pas de temps à perdre. Je vais saigner deux ou trois Anglais du nombre de ceux qui doivent partir demain, et je suis à vous dans un instant.
Lawton eut bientôt revêtu ses habits de gala, et son compagnon étant prêt, ils partirent pour les Sauterelles. Quelques jours de repos avaient été aussi utiles à Roanoke qu’à son maître, et Lawton, en modérant l’ardeur de son coursier lorsqu’il passa près des rochers qu’il n’avait point oubliés, aurait désiré que son perfide ennemi se fût présenté devant lui armé et monté comme il l’était lui-même. Mais nul ennemi, nul obstacle
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