L'Espion - Un épisode de la guerre d'indépendance
l’être innocent qui est devant vos yeux.
– Capitaine Wharton, dit le président d’un ton solennel, les ennemis de la liberté de l’Amérique ne négligent rien pour la détruire ; et de tous les instruments dont ils se sont servis, aucun n’a été plus dangereux que ce colporteur. C’est un espion adroit, rusé et intelligent, ayant des moyens au-dessus de ce qu’on pourrait attendre d’un homme de sa classe. Il aurait été en état de sauver le major André. Sir Henry Clinton ne pouvait mieux faire que de l’associer à un officier chargé d’une mission secrète. Je crains que cette liaison ne vous soit fatale, jeune homme !
Tandis qu’une honnête indignation brillait sur les traits du vétéran ému, l’air de ses deux collègues annonçait une conviction complète.
– C’est moi qui l’ai perdu ! s’écria Frances en joignant les mains avec terreur. Et nous abandonnez-vous ? En ce cas il est vraiment perdu.
– Silence, jeune et innocente créature ! s’écria le colonel d’une voix fort émue. Vous n’avez nui à personne, mais vous nous affligez tous !
– L’affection qu’inspire la nature est-elle donc un crime ? dit Frances d’un air égaré. Washington, le noble, le juste, l’impartial Washington ne jugerait pas ainsi ! Attendez seulement que Washington puisse connaître tous les détails.
– Impossible ! répondit le président en se couvrant les yeux, comme pour ne pas voir la beauté en larmes.
– Impossible ! suspendez votre jugement une semaine. Je vous en conjure à genoux, au nom de la merci dont vous aurez besoin vous-mêmes lors d’un jugement ou tout pouvoir humain vous sera inutile, accordez-lui seulement un jour !
– Impossible, répéta le colonel d’une voix presque étouffée. Nos ordres sont péremptoires, et nous avons déjà trop mis de délai à les exécuter.
Il se détourna de Frances, qui s’était jetée à ses pieds ; mais il ne put ou ne voulut pas retirer sa main qu’elle avait saisie et qu’elle tenait fortement.
– Emmenez votre prisonnier, dit un des juges à l’officier chargé de garder Henry. Colonel Singleton, nous retirons-nous ?
– Singleton ! répéta Frances, Singleton ! En ce cas vous êtes père aussi, et vous devez être sensible aux douleurs d’un père. Vous ne pouvez vouloir percer un cœur déjà si cruellement déchiré ! Écoutez-moi, colonel Singleton ! écoutez-moi comme vous désirerez que Dieu écoute vos dernières prières, et épargnez la vie de mon frère !
– Éloignez-la, dit le colonel en faisant un faible effort pour dégager sa main ; mais personne ne semblait pressé de lui obéir. Quoiqu’il détournât la tête, Frances s’efforçait de lire dans ses yeux sa détermination, et elle résistait à tous les efforts qu’il faisait pour s’éloigner d’elle.
– Colonel Singleton ! ayez-vous oublié qu’il y a quelques jours votre propre fils était blessé et presque mourant ? C’est chez mon père qu’il a trouvé des soins et des secours. Supposez qu’il s’agisse en ce moment de ce fils, l’orgueil de votre vieillesse, la consolation et l’appui de vos enfants orphelins, aurez-vous le courage de déclarer mon frère coupable ?
– De quel droit Heath fait-il de moi un bourreau ? s’écria le vétéran avec une émotion qu’il cherchait à maîtriser. Mais je m’oublie. Allons, Messieurs, retirons-nous. Il faut accomplir notre devoir pénible.
– Ne sortez pas ! ne sortez pas ! s’écria Frances ; pouvez-vous arracher un fils à son père, un frère à sa sœur, avec tant de sang-froid ? Est-ce là cette cause que j’ai tant chérie ? Sont-ce là les hommes qu’on m’a appris à respecter ? Mais vous vous adoucissez, vous m’écoutez, la pitié vous parle, vous pardonnerez.
– Marchons, Messieurs, dit le colonel en s’avançant vers la porte, et en se redressant avec un air de fierté militaire dans le vain espoir de calmer son agitation.
– Ne marchez pas encore ! écoutez-moi ! s’écria Frances en lui serrant la main avec un effort convulsif. Colonel Singleton, vous êtes père : pitié, compassion, merci pour le fils et pour la fille. Oui, vous avez eu une fille ; c’est sur ce sein qu’elle a rendu le dernier soupir ; ce sont ces mains qui lui ont fermé les yeux ; ces mains jointes devant vous en prière lui ont rendu les derniers devoirs. Pouvez-vous me condamner maintenant à en faire autant pour mon
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