L'Eté de 1939 avant l'orage
avec lâunique conclusion à tirer de ses paroles: seul le racisme expliquait lâabsence quasi totale des francophones dans lâadministration fédérale.
La conversation porta sur des sujets anodins pendant quelques minutes encore, puis ils se séparèrent pour vaquer chacun à leurs occupations.Â
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Des promoteurs optimistes avaient érigé le Théâtre Outremont dans la seconde moitié des années 1920. En 1932, aux abois, ils le mettaient en vente pour les deux tiers du prix de sa construction. Renaud Daigle, flairant la bonne occasion, décidait de sâen porter acquéreur. Sa réputation dâhomme dâaffaires avisé sâétait déjà imposée à ce moment. Elle tenait à sa prudence de jeune père de famille. Dès 1927, lâéconomie nord-américaine avait connu des ratés. Pourtant, presque tous les investisseurs sâimaginaient que les cours de la Bourse ne pouvaient que monter sans fin. Quand les autres accumu-laient des dividendes de quinze pour cent, lui transférait ses avoirs dans des placements à deux pour cent, bien en deçà de lâinflation. Quatre ans plus tard, alors que les prix sâeffondraient, lâavocat fit des achats aux dépens dâhommes dâaffaires souvent ruinés.
Depuis 1937, il achetait des actions dans la production dâaluminium â un métal «stratégique» â et dâarmement. La menace de guerre les rendait déjà très rentables, lâéclatement du conflit les mènerait au paroxysme. De son côté, le Théâtre Outremont faisait office de petite poule aux Åufs dâor: à une époque de terrible morosité, les Montréalais attendaient en file tous les soirs pour voir les comédies produites par Hollywood. Depuis peu, France-Film complétait lâoffre de divertissements. Fernandel faisait les délices des Latins du nord avec son accent impayable et son interprétation des ineffables dadais. Le «Tâas de beaux yeux, tu sais» de Jean Gabin se trouvait repris par tous les Montréalais en mal de séduction.
Un peu après dix-sept heures, Renaud et sa fille gravissaient lâescalier majestueux conduisant à la mezzanine. Rendus en haut, ils regagnèrent les locaux occupés par les bureaux administratifs, à gauche de la cabine de projection. Dans le premier, un homme encore jeune, haut de taille et corpulent, se penchait sur des registres.
â Bonjour, monsieur Ãmile. Maman est là ?
â Mademoiselle Nadja, quelle jolie personne vous devenez! Bientôt, vous serez plus grande que moi. La patronne se trouve derrière cette porte.
Le «Merci» se perdit dans un bruit de course. Alors quâelle criait «Maman, câest moi», Renaud sâarrêta devant le bureau élégant pour demander:
â Les choses vont bien, monsieur Chiasson?
â Très bien. Dans une heure il ne restera pas un fauteuil de libre, tout le monde mâchera son pop-corn en regardant Bette Davis donner la réplique à James Cagney. Rien de mieux que des brigands américains le vendredi soir.
â Et les bouclettes de Shirley Temple les samedis et les dimanches après-midi. Dommage, plus vieille je vous parie quâelle sombrera dans lâoubli.
â Votre femme mâassure quâavec Judy Garland, nous aurons des décennies de salles bien pleines, répondit lâassistant gérant pour le rassurer.
Virginie sortait de son bureau, remorquée par sa fille. La porte ouverte révélait une pièce joliment meublée, éclairée de petites fenêtres carrées donnant sur la rue Bernard. Nadja sâarrêta encore devant le pupitre du gros homme pour demander:
â Monsieur Ãmile, vous habitez toujours dans le cinéma?
â Bien sûr. Quand tout le monde est parti, cela me fait la plus grande demeure de Montréal, avec deux mille fauteuils où mâasseoir.
â Et la possibilité de regarder des films toute la nuit! déclara-t-elle, envieuse.
Deux ans plus tôt, après deux entrées par effraction en quelques semaines, lâemployé avait proposé dâaménager un petit appartement de lâautre côté de la salle de projection, à droite. Lâespace ne manquait pas et il se trouvait bien plus confortablement installé ici que dans les combles dâune maison voisine
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