L'Etoffe du Juste
profondément. Je me levai et m’habillai, puis cherchai en vain quelque chose à manger. Je n’arrivais même pas à me rappeler la dernière fois que j’avais avalé quelque chose.
J’allai m’asseoir sur le rebord de la fenêtre, d’où j’avais une belle vue sur la cour intérieure. Déjà, les soldats vaquaient à leurs occupations. Certains s’exerçaient sans trop d’enthousiasme. Le mois de mars débutait et, dans quelques semaines, plusieurs d’entre eux partiraient pour le Sud, où ils feraient leur quarantaine. D’autres s’affairaient à combler les tranchées que sire Jehan avait fait creuser le long de la muraille sous prétexte de vérifier l’état de leurs fondations. Un peu plus loin, d’autres encore inspectaient des charrettes remplies de provisions et de victuailles que les marchands de Gisors apportaient plusieurs fois par semaine.
J’observais distraitement la scène. Depuis que j’avais ouvert l’œil, j’avais la sensation persistante et frustrante que quelque chose m’échappait, mais je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus. Sachant que les idées que l’on cherche à extirper de force de notre cervelle s’entêtent à rester juste sous la surface du crâne, je décidai d’aller m’entraîner moi aussi. Depuis mon arrivée à Gisors, j’avais été forcé de négliger Memento et, si Bertrand de Montbard avait encore été de ce monde, il me l’aurait vertement reproché, lui qui m’avait mille fois répété que le talent, sans le travail, ne menait à rien.
Je me levai et me dirigeai vers la table, où se trouvait une cruche d’eau. Je la saisis et la trouvai vide.
— Foutre de Dieu, marmonnai-je, la journée commence bien.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Ugolin d’une voix ensommeillée.
— Nous n’avons plus d’eau.
Il s’assit sur sa paillasse, s’étira en bâillant puis se leva.
— Donne, dit-il en tendant la main, je vais aller en puiser.
À ces paroles, un déclic se fit dans mon esprit. L’image de
Cécile penchée sur la margelle du puits me revint en tête.
— Qu’as-tu dit ? demandai-je.
— Que j’allais en puiser. Pourquoi fais-tu cette tête ?
Je saisis le Minervois ahuri par la chemise et me mis à le secouer.
— Le puits, Ugolin ! Le puits !
Au son de mes cris, Jaume s’éveilla en sursaut et saisit son épée, qu’il laissait toujours sur le sol, près de lui.
— Quoi ? Quoi ? fit-il en bondissant sur ses pieds, encore à demi endormi. Qu’est-ce qui se passe ?
— Le puits sur la motte, près du donjon ! répétai-je en lâchant Ugolin. Il s’enfonce dans la terre, non ?
— Euh, oui, comme tous les puits. Et alors ?
— Dans toute la forteresse, c’est la seule structure visible qui mène sous terre et nous ne nous y sommes jamais attardés ! Si c’était l’entrée de la chapelle qui n’a jamais vu la Lumière ? Personne n’y a pensé !
— C’est sans doute parce que, au cas où tu l’aurais oublié, il est rempli d’eau, ton puits, râla Jaume. Tu n’as pas assez dormi, Gondemar. Ta cervelle te joue des tours.
— Et si j’avais raison ? Qu’avons-nous à perdre ? Attendez-moi. Je reviens !
Je ramassai la cruche vide et les laissai là, pantois, à s’échanger des regards inquiets. Une fois à l’extérieur du corps de logis, je traversai la cour jusqu’à l’enceinte du donjon en essayant de maîtriser mon énervement pour ne pas attirer l’attention. Je trouvai une vingtaine de soldats en train de puiser de l’eau dont ils remplissaient des seaux qu’ils ramèneraient ensuite dans leurs baraques. Trépignant d’impatience, j’essayai de ne rien laisser paraître pendant qu’ils vaquaient à leur occupation.
— Tu n’as que ça ? demanda l’un d’eux en apercevant ma cruche. Viens, je vais te la remplir.
Il tendit la chaudière qu’il venait de remonter avec le treuil.
— Non, ça va, dis-je. J’attendrai mon tour.
— Comme tu veux, fit-il en haussant les épaules avec indifférence avant de recommencer à remplir les seaux.
Leur manège me parut durer une éternité, mais enfin ils finirent par s’en aller en portant chacun deux seaux accrochés à chaque bout d’un joug placé sur leurs épaules. Je m’assurai que personne, parmi les quelques gardes qui allaient et venaient, ne s’intéressait à moi. Je posai ma cruche sur le sol et, l’air de rien, je
Weitere Kostenlose Bücher