L'Etoffe du Juste
croisade, dis-je.
— Ne sois pas naïf, fit le Minervois dans un rire cynique. Les gens du Nord ne sont pas regardants quand se présente une occasion de piller. Si j’étais un villageois sans défense, je ne serais pas plus tranquille.
— Nous ne sommes que deux hommes et une femme. Rien de bien menaçant face à un village entier, même aussi misérable que celui-ci. Il suffit d’agir de façon à ne pas éveiller les soupçons.
Pendant qu’il revêtait sa cotte, je désignai Pernelle de la tête.
— Entendons-nous sur notre histoire, dis-je. Nous escortons cette dame vers Gisors, sur l’ordre de Simon de Montfort. Le seul nom de ce mécréant devrait nous assurer d’être laissés tranquilles. Pour le reste, ils seront ravis de voir que nous payons le forgeron rubis sur l’ongle. Même chose pour les provisions. Par contre, c’est ton tour de ne pas dire un mot. Ton accent te ferait remarquer. À partir de maintenant, tu es muet de naissance.
— Et pourquoi pas simple d’esprit, aussi ? grommela le Miner-vois, un peu vexé. Ai-je l’air taré ou quoi ?
— Pas plus que moi à Mondenard. Mais le rôle t’irait à ravir, le taquinai-je.
Nous franchîmes la distance qui nous séparait du village. En chemin, trois femmes qui revenaient de la forêt environnante, les bras chargés de bois sec, nous dévisagèrent avec un air méfiant. Je leur adressai une salutation à laquelle elles ne daignèrent pas répondre. Nous continuâmes et fûmes bientôt au milieu des petites maisons aux murs enduits de torchis, presque dénués de fenêtres et aux toits pointus recouverts de chaume.
Notre arrivée interrompit les activités. Dès qu’elles nous aperçurent, les mères poussèrent nerveusement leurs enfants et s’engouffrèrent dans les maisons. Les hommes, eux, émergèrent de leurs ateliers ou abandonnèrent leurs travaux pour se regrouper et nous faire face. Visiblement, ces gens avaient eu, avec les soldats de passage, des expériences qu’ils ne souhaitaient pas répéter. Parmi eux, je repérai avec soulagement un forgeron, vêtu d’un tablier de cuir taché par les étincelles et de longues pinces à la main. Le visage dur, tous se tenaient derrière un homme âgé avec une circonspection sans équivoque, la plupart posant la main sur la dague qu’ils portaient à la ceinture.
Tirant Sauvage, qui se rebiffait de plus en plus ouvertement en secouant la tête et qui semblait avoir très mal à la patte, je me dirigeai vers le vieil homme. D’un geste, celui-ci ordonna aux autres villageois de rester en place et vint à ma rencontre. La chevelure et la barbe blanches comme neige, il était encore grand et costaud, et n’eut pas à lever la tête pour me faire face, ce qui était fort rare pour moi. Les yeux noirs qu’il opposa aux miens ne laissaient paraître aucune crainte sous les épais sourcils en broussaille. Les ans n’avaient pas voûté son dos. Les épaules larges, les bras solides, il avait dû être redoutable dans son jeune temps. À plus d’un égard, il l’était sans doute encore.
— Mon cheval a perdu un fer, expliquai-je en désignant Sauvage.
Il me toisa longuement sans réagir, au point où j’en vins à me demander s’il avait compris ce que je venais de lui dire ou s’il parlait une autre langue.
— J’ai besoin d’un forgeron, insistai-je. Je le paierai bien.
Une fois encore, il se contenta de me dévisager. Lorsqu’il se décida enfin à parler, ce fut pour lancer un avertissement qui me prit par surprise.
— Ne bougez plus si vous tenez à la vie.
Chapitre 6 Prophétie
Je me retournai pour apercevoir, derrière nous, six hommes disposés en demi-cercle. Chacun brandissait un arc bandé et les flèches étaient pointées dans notre direction. Je levai prudemment les mains, paumes vers le vieil homme. À mes côtés, Pernelle et Ugolin en firent autant.
Même dans les circonstances, l’accent de mon interlocuteur, que je n’avais pas entendu depuis mon exil forcé vers le Sud, plus de deux ans auparavant, fut une douce musique à mes oreilles. Il ne s’agissait pas tout à fait de celui de mon enfance, mais il faisait amplement l’affaire.
— Tout ceci n’est pas nécessaire, dis-je. Nous ne vous voulons aucun mal, je t’en donne ma parole.
— La parole qui sort de la bouche d’un homme de guerre ne vaut pas mieux que la merde qui tombe de ses fondements, répliqua-t-il
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