L'Etoffe du Juste
Les cheveux plaqués sur le crâne par la crasse, les joues creusées par la faim et la fatigue, il avait le surcot crotté et en lambeaux, les braies trouées et les chausses usées à la corde. De toute évidence, il ne faisait pas partie de ceux qui avaient bénéficié du pillage durant leur quarantaine dans le Sud et il désirait se rattraper avant de s’en retourner chez lui.
Je restai là jusqu’à ce que son acolyte, en pareil état, l’ait rejoint, tendant l’oreille pour m’assurer qu’il ne s’en trouvait pas un autre dans la pièce d’à côté. Je bondis hors de ma cachette. Le premier ne sut jamais ce qui l’avait frappé. Memento s’enfonça jusqu’à la garde à la hauteur de ses reins et il eut à peine le temps d’en apercevoir la pointe qui émergeait de son ventre avant de s’écrouler, des flots de sang jaillissant en cascades de sa bouche.
Je ne perdis pas un instant à retirer mon arme des entrailles de mon adversaire, mais l’autre me surprit par la vivacité de sa réaction. Loin d’être figé de terreur, il réagit avec calme et assurance. Réalisant d’instinct qu’il était trop près pour trancher ou piquer, il fonça sur moi et me colla au mur. L’homme était de taille normale et d’apparence banale, mais dans ses yeux brillait une lumière que je reconnus sans mal : la luxure du combattant. Dès lors, je sus que j’avais affaire à un adversaire dangereux. Il me prit par surprise en m’assénant un coup de pied au genou qui me fit craquer l’articulation et me déséquilibra. Il en profita pour le glisser à l’intérieur de ma garde. J’eus tout juste le temps de redresser Memento qu’il y appuyait son arme. Ma main infirme nuisait à ma prise et j’avais du mal à lui résister, bien que je sois beaucoup plus gros et plus fort. Un sourire déforma son visage quand il sentit qu’il prenait le dessus, et il pressa de plus belle. Si je ne réagissais pas, dans quelques instants ma propre lame allait m’égorger. Je tentai de lui remonter mon genou dans le ventre, mais il était alerte et bloqua sans difficulté le coup avec sa cuisse.
Du coin de l’œil, je vis Ugolin émerger de sa cachette, sa dague en main. Je sus que je ne mourrais pas aujourd’hui. Mais le fait de lui devoir la vie me prouverait à moi-même à quel point j’étais diminué, et cela, je refusais de l’accepter. Ne pas vaincre par mes propres moyens me condamnait à douter de moi pour le reste de ma quête. L’orgueil me donna des forces. J’abattis mon front en pleine figure de mon adversaire. Profitant du fait qu’il était sonné, je le repoussai juste assez pour libérer ma main gauche et actionner le mécanisme dont je l’avais munie. Les deux lames émergèrent au bout de mes doigts et, d’un geste semblable à celui d’un chat qui griffe, je balayai sa gorge de part en part. L’instant d’après, l’homme gisait sur le sol, une profonde entaille libérant des flots de sang. Il s’agita un peu puis s’immobilisa.
Le souffle court, je rengainai Memento puis rétractai les lames dans mon gant.
— Décidément, c’est un jouet fort utile, dit Ugolin, admiratif, en venant me retrouver.
— À défaut d’une main valide, ma foi, il est assez efficace, en effet, répondis-je en forçant un sourire.
— Je ne l’aurais pas laissé t’occire, tu sais.
— Je ne suis pas encore tout à fait impotent, comme tu vois.
— Tant mieux. Je te l’avais dit.
Pendant que Pernelle, livide, sortait de sous les couvertures, je jetai un coup d’œil dans l’autre pièce. Comme je m’y étais attendu, Tyceline gisait sur le ventre dans une mare de sang vermeil. Je secouai la tête, dépité, puis me retournai vers mes compagnons.
— Attendez ici.
Je sortis de la pièce, me dirigeai vers la porte et l’entrouvris. Dans le village, le silence était tombé. Les hommes du Nord circulaient, à leur affaire comme si de rien n’était, les bras chargés d’un piteux butin qui ne valait certes pas les vies qu’il avait coûtées. Sous peu, ils repartiraient. Je considérai mes options, qui étaient peu nombreuses, et pris une décision.
— Déshabillons-les, dis-je à Ugolin en désignant les deux morts.
— Pour quoi faire ?
— À compter de cet instant, et jusqu’à nouvel ordre, nous nous croisons.
— Tu veux dire que ?... Par la barbe de Satan, tu n’y penses pas ! s’insurgea le Minervois, le
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