L'Etoffe du Juste

visage empourpré.
    —    C’est la seule façon d’atteindre le Nord sans autre délai. À la première occasion, nous leur fausserons compagnie pour nous diriger vers Gisors.
    —    Croix à la poitrine ou non, on nous reconnaîtra, objecta-t-il.
    —    Seulement si on nous cherche. Si l’aubergiste disait vrai, Montfort me croit déjà mort et nous ne serons pas inquiétés. Sinon, le dernier endroit où on pensera nous trouver est parmi l’ennemi.
    —    C’est un pari bien hasardeux, commenta Pernelle.
    —    Nous porterons notre heaume.
    —    Et vous avez aussi la barbe bien fournie, ce qui vous change beaucoup. Mais moi ? fit mon amie en haussant les épaules.
    J’étudiai la question, qui était pertinente. Une petite boiteuse au faciès disgracieux demeurait toujours facilement identifiable.
    —    Nous nous joindrons à l’arrière-garde, à la queue de la caravane. C’est là que se tiennent tous ceux qui suivent les troupes. Tu y seras une femme parmi d’autres. Personne ne se formalisera de ta présence.
    —    Parmi les puterelles. se rembrunit mon amie.
    —    Pas seulement. Il y a des familles entières et des marchands, aussi.
    —    Mrmmph.
    Nous dépouillâmes les croisés de leurs surcots.
    —    Ils sont pleins de sang, observa Ugolin, dont le visage avait distinctement pâli.
    —    Personne ne s’en formalisera, crois-moi. Le seul croisé qu’on remarque est celui qui n’est pas couvert du sang des autres. Et retiens-toi. Le moment est mal choisi pour tourner de l’œil.
    J’aperçus une chaudière d’eau dans l’autre pièce et allai la chercher.
    —    Tiens, trempe-les là-dedans, gros douillet, dis-je.
    Nous attendîmes que le village se vide. Ébranlée, Pernelle s’agenouilla auprès de Tyceline, la retourna sur le dos et caressa sa chevelure hirsute. Le visage figé en une expression de profonde terreur, la simplette regardait fixement le plafond.
    —    Pauvre fille, soupira-t-elle. Mourir aux mains de brigands avec le malheur et la folie comme seuls souvenirs. Au moins, elle a retrouvé les siens. Que Dieu t’accueille auprès de lui, Tyceline.
    La courte prière me causa un pincement à la gorge. Pernelle ferma doucement les paupières de la morte puis elle se releva. Elle s’avança et vint me faire face.
    —    Gondemar, je. hésita-t-elle en baissant les yeux. Je suis désolée. Je n’ai pas pensé et je nous ai mis en danger.
    —    Nous n’avons aucune importance, mais la seconde part, si, rétorquai-je sèchement. J’aimerais que tu commences à penser avec ta tête au lieu de ton cœur. Les choses seraient plus simples.
    —    J’essaierai.
    —    Bien, fichons le camp.
    Lorsque les croisés eurent quitté le village, nous sortîmes. Une fois dehors, nous ne pûmes que constater l’ampleur des dégâts. Certes, j’avais vu des massacres bien pires dans ma vie. À Rossal, à Béziers et ailleurs. J’avais tué aussi bien des inconnus que des gens qui m’étaient familiers ; des hommes, des femmes et des enfants. Je m’étais rendu coupable des péchés les plus immondes qui m’avaient desséché l’âme. Ce que les pillards avaient fait n’était pas pire. Pourtant, le sort de tous ces innocents me touchait d’une manière que je ne pouvais m’expliquer. Une fois passée leur méfiance bien compréhensible, ils nous avaient aidés de bon cœur. Une journée plus tard, ils étaient tous morts. Auraient-ils subi le même sort si je n’étais pas passé par leur village ? Sans doute. Mais l’idée ne m’apportait aucun soulagement.
    Nous croisâmes les corps de Viau, de Goubert et de tous les autres. Personne n’avait été épargné. Autour de nous, quelques maisons étaient en flammes et l’air empestait.
    —    Homo homini lupus 2 . soupira Pernelle. Quittons cet endroit. Il me donne la nausée.
    Nous retrouvâmes nos montures, qui broutaient à l’orée des bois, indifférentes au massacre. Ugolin et moi tirâmes de nos bagages nos cottes de mailles, que nous revêtîmes avant de passer les surcots à croix rouge encore mouillés mais raisonnablement propres. Puis nous coiffâmes nos heaumes. Ainsi accoutrés, nous ne serions que deux croisés parmi d’autres.
    Le cœur lourd, nous nous mîmes en selle et laissâmes le village derrière nous.
    Comme prévu, le convoi arrivait à sa fin et nous nous joignîmes à sa queue sans être remarqués. L’arrière-garde