L'Etoffe du Juste
était composée de quelques soldats retardataires au visage émacié et à l’air hagard qui avançaient d’un pas traînant en regardant droit devant. Le seul intérêt qu’ils manifestèrent pour nos personnes fut un regard envieux vers nos montures, eux qui devraient faire tout le trajet à pied jusqu’à son terme. Puis venaient des charrettes de marchands qui trouvaient dans le mouvement des troupes des profits intéressants. Par ailleurs, le cortège était composé d’une foule bigarrée de femmes et d’enfants, qui suivaient le chef de famille à la guerre, et de filles de joie qui, pour quelques sous, offraient leur corps aux soldats solitaires. Je repérai même quelques garçons aux airs d’éphèbes dont la profession était tout aussi évidente. Les soldats en campagne n’étaient guère regardants de l’endroit où ils trempaient leur virilité.
Même si Montfort me croyait mort, ce qui restait encore à confirmer pour autant que j’étais concerné, il suffirait que l’on nous reconnaisse pour que tout change. Or, Ugolin et moi étions éminemment reconnaissables. Moi surtout. Seul notre heaume nous en préservait. Par mesure de précaution, et malgré l’inconfort que sa chaleur occasionnait, nous ne le retirâmes pas.
Nous chevauchâmes pendant trois jours sans adresser la parole à qui que ce soit, suivant un chemin qui passait à travers champs, en nous assurant de rester derrière le groupe afin de ne pas rencontrer de soldats. Les quelques hameaux que nous croisâmes semblaient déserts, sans doute parce que leurs habitants les avaient fuis à l’approche de la soldatesque. Nous nous arrêtions au coucher du soleil, lorsque le mouvement des troupes ralentissait progressivement et que nous comprenions qu’en tête du convoi on avait dressé le camp pour la nuit.
L’atmosphère était morne. Les gens parlaient peu. De temps à autre, une querelle éclatait, mais ne se rendait jamais bien loin, comme s’ils réservaient leurs forces pour marcher. Le plus souvent, ils se contentaient d’avancer, hébétés, pareils à ces troupes de pèlerins expiant leurs fautes sur la route vers un sanctuaire éloigné.
Périodiquement, Pernelle tirait de sa besace un peu des provisions qu’elle avait bradées avant notre départ. Le quignon de pain, les morceaux de lard et de fromage, l’outre de vin et la viande séchée nous attiraient quelques regards de convoitise qui ne m’échappèrent pas et que j’aurais préféré éviter.
Le deuxième soir, une putain édentée au visage marqué par la vérole se dirigea vers nous en titubant, visiblement ivre.
— Vingt dieux, quelle guenon ! murmura Ugolin, amusé. M’est avis que ses affaires doivent être au ralenti depuis vingt ans au moins. On distingue à peine la face du cul.
— Rappelle-toi que tu es muet, gros bêta, rétorquai-je en retenant un fou rire. Tiens ta langue.
La femme vint nous rejoindre et tendit vers moi une main aux jointures noueuses.
— Je prendrais bien un peu de ce lard, beau sire, dit-elle d’un ton qui se voulait séduisant.
— Désolé, nous n’en avons pas en trop.
Elle posa la main sur ma cuisse pour la faire remonter, dans une triste parodie de lascivité, et me surprit en empoignant fermement ma virilité.
— Faisons un échange alors. Tu sembles avoir une fort belle lance et tu serais surpris de voir les prouesses que peut faire une bouche privée de dents.
Je sentis un frisson de répulsion me monter le long de l’échine. À mes côtés, j’entendis Ugolin pouffer de rire. Je retirai sèchement la main de la vieille.
— Ma lance est très bien là où elle est et tes services ne sont pas requis, dis-je.
— Ah ! Je vois ce que c’est, me lança-t-elle, la colère remplaçant instantanément la séduction. La boiteuse te suffit ! Tu l’as bien regardée, avec sa petite face de rat ? Elle ne vaut pas mieux que moi ! Au moins, j’ai les deux jambes de la même longueur !
— Suffit ! Fiche le camp.
Elle s’éloigna en récriminant, nous adressant sans doute quelque malédiction. Contrit, je me retournai vers Pernelle, qui était écarlate de honte.
— Je. je suis désolé.
— Ne t’en fais pas pour mon amour-propre, fit-elle en haussant les épaules. Je sais très bien de quoi j’ai l’air. La chair ne m’a jamais procuré de plaisir et c’est avec joie que j’y ai renoncé le jour où j’ai reçu le
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