L'Etoffe du Juste
interminable. Malgré des orages ininterrompus et un vent glacial, nous chevauchâmes sans nous arrêter, grelottant dans nos vêtements trempés. Nous terminâmes ce qu’il nous restait de fromage à dos de cheval. Lorsque le soir tomba enfin, la pluie cessa et le convoi s’immobilisa. Je me mis aussitôt en quête d’un marchand qui me vendit du lard et un quignon de pain un peu rassis pour une somme qui relevait du banditisme de grand chemin, pendant qu’Ugolin installait Pernelle aussi confortablement qu’il le pouvait. La pluie ayant tout détrempé, il fut impossible de trouver la moindre brindille sèche et il dut travailler longtemps pour réussir à allumer un feu. Lorsque nous eûmes mangé, le Minervois et moi retournâmes vers le camp de Pierrepont.
— Ils ont posté des gardes, remarquai-je. Là, là et là.
— Hum. on dirait que les disparitions d’hier les ont inquiétés.
Nous repérâmes sans mal le dernier homme portant la livrée de Montfort, qui mâchonnait un morceau de viande, pensif.
— Il s’ennuie de ses copains, le pauvre, ironisa Ugolin.
— Il ira les retrouver sous peu.
Puis, pour la première fois depuis notre rencontre fortuite, j’aperçus le jeune Montfort. Il se tenait un peu à l’écart, assis sur une pierre. À mon grand étonnement, il jouait du luth en chantonnant. Les yeux fermés, tout à son art, ses doigts graciles volant allègrement sur les cordes, il avait une voix claire et pure qui montait avec grâce dans la nuit.
— C’est le fils de Montfort, dis-je tout bas.
— Sa brute de père ne doit pas le trouver très viril, répondit le Minervois. M’est avis que celle à laquelle il le mariera serait bien avisée de ne pas avoir le croupion trop chaud ou d’avoir à son service quelque serviteur dévoué.
Nous patientâmes pendant de longues heures et la soirée devint la nuit sans que rien ne se passe. Notre homme semblait bien déterminé à ne pas bouger. Las d’être agenouillé dans la boue, je songeais à repartir pour décider d’une nouvelle approche lorsqu’il se leva enfin. Après s’être étiré le dos, il se dirigea vers une charrette, non loin de nous. Les gardes ne lui prêtèrent aucune attention.
— Il va pisser, murmura Ugolin.
— Allons-y.
Nous nous levâmes, tirâmes nos dagues et fîmes quelques pas prudents vers notre proie. Nous étions presque en place lorsqu’une ombre traversa la nuit, agile et silencieuse comme un chat. Je l’aperçus et tendis aussitôt le bras pour immobiliser le Minervois.
— J’ai vu, chuchota-t-il.
Les nuages s’en étaient allés et, dans la lumière de la lune, je vis un petit homme se glisser derrière la charrette puis s’accroupir. Le soldat, de son côté, se planta solidement sur ses pieds et se mit à pisser. Lorsqu’il eut terminé, il se reculotta et fit demi-tour pour s’en retourner auprès des autres. L’ombre bondit et lui couvrit la bouche de sa main. Un éclair métallique fendit la nuit. Le corps fut déposé sans bruit sur le sol. Le dernier homme de Montfort venait d’être éliminé. Par quelqu’un d’autre.
— Par le cul poilu du pape, grommela Ugolin, aussi hébété que moi, qui est-ce ?
L’instant qui suivit m’apporta une réponse que je n’aurais jamais pu imaginer. L’ombre se retourna dans notre direction et, brièvement, je pus voir son visage dans la lumière du quartier de lune. Les traits fins mais durs, la barbe bien taillée, le teint sombre, les lèvres minces, les yeux intenses. Il n’y avait aucun doute possible.
— Jaume, marmottai-je, sidéré.
— Qu’est-ce qu’il fait ici, le bougre ? fit Ugolin.
Le templier prit un moment pour s’orienter et repéra le jeune Montfort, qui pinçait toujours ses cordes, inconscient de ce qui venait de se produire. Il se dirigea vers lui à pas de loups, sa dague bien en main. Il ne portait pas d’épée. Il allait égorger le fils du monstre puis s’évanouir dans la nuit. Et moi, je ne saurais jamais pourquoi lui et Alain de Pierrepont se dirigeaient vers Gisors.
Sur le moment, je ne parvins pas à concilier la présence du templier devant nous et le fait que je l’avais laissé à Montségur pour veiller sur la première part de la Vérité avec ce qu’il restait de l’Ordre des Neuf. Je considérai la situation. À mon départ, j’avais confié à Eudes la charge des Neuf. Or, il était celui qui avait eu
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