L'Etoffe du Juste
s’en trouve sans doute aussi quelques-uns dans le Nord. Et vous êtes son fils. S’en prendre à votre personne, c’est un peu s’attaquer à lui.
— Bah ! je ne suis que le fils mignon qu’il méprise. Celui qu’il ne prend jamais dans ses confidences. Celui qu’il préfère laisser auprès de sa femme. Crois-moi, me savoir mort ne lui briserait pas le cœur ! Oh, il donnerait le change, pleurerait à chaudes larmes et battrait sa coulpe, mais il s’en remettrait en deux jours.
— Le rejet d’un père est une chose difficile à avaler.
Il laissa échapper un petit ricanement désabusé.
— On s’y fait.
— Je n’en doute pas. J’ai vécu la même chose, lui confiai-je, un peu malgré moi, en repensant à la crainte et à la méfiance que Florent avait toujours eues envers moi. On traîne toute sa vie le sentiment d’être un mal aimé.
— Sauf que, dans mon cas, je le déteste autant qu’il me méprise.
Le garçon ne semblait pas jouer la comédie. Et pourtant, il menait pour son père une mission qui pouvait vouer mon âme à la damnation. Je ne devais surtout pas l’oublier ni me prendre de sympathie pour lui.
— Peut-être que., dis-je en feignant l’hésitation.
— Quoi ?
— Pendant ma quarantaine dans le Sud, un nom revenait sur toutes les lèvres. On racontait que cet homme était l’ennemi juré de sire votre père et que l’un comme l’autre étaient prêts à tout pour s’occire. L’attentat vient peut-être de lui. Gondemar de Rossal. Cela vous dit-il quelque chose ?
Il tourna sèchement la tête vers moi.
— Je connais ce nom, oui. Pour mon plus grand malheur.
— Comment cela ?
— Mon père l’a chanté sur tous les tons à son retour à Carcassonne. Particulièrement lorsqu’il admirait le bûcher.
— Le bûcher ?
— Simon de Montfort est un homme brillant, valeureux et plein de ressources, mais. primaire. Il trouve sa satisfaction dans la cruauté et la barbarie.
Cela, je le savais mieux que personne. Je l’avais vu massacrer la population de Béziers et occire lui-même un prêtre sans défense, le sourire aux lèvres, sur le parvis d’une église. C’était lui qui m’avait fait lancer la tête d’une fillette par-dessus la muraille de Cabaret. Et jamais, dans ce qu’il me restait d’existence, je ne pourrais effacer de ma mémoire ce qu’il avait fait faire à Pernelle et le plaisir qu’il avait pris à regarder. Les morts et les souffrances qu’il portait sur la conscience étaient si nombreuses que, au jour du jugement dernier, Dieu lui-même, tout omnipotent et omniscient qu’il fût, aurait du mal à en faire le décompte. Si un homme sur terre avait la conscience plus lourde que moi, c’était bien Simon de Montfort.
— Lorsqu’il est revenu de Castelnaudary, poursuivit Guy, il avait la défaite en travers de la gorge. La seule chose dont il se réjouissait était le cadavre qu’il ramenait avec lui.
— Un cadavre ? insistai-je en me faisant violence pour paraître détaché.
— Oui, il le traînait avec lui comme le plus précieux des trésors. À peine descendu de cheval, il a annoncé que Gondemar de Rossal était mort. Je ne sais pas de quel suppôt de Satan il pouvait bien s’agir, mais sire mon père en tirait un contentement évident. Ses yeux brillaient d’une lumière qui n’avait rien de sain.
Une profonde quiétude m’envahit. Montfort avait bel et bien ramené mon cadavre de Castelnaudary. Roger Bernard avait gagné son pari.
— Ce Rossal était un adversaire particulièrement coriace, raconte-t-on. Un croisé qui avait changé de camp et qui a causé bien des maux de tête à votre père. Sa mort était sans doute une grande victoire.
— Cela explique le traitement qu’il a réservé à sa carcasse. C’était, obscène, dit-il avec une grimace de dégoût. Il a ordonné qu’on érige un bûcher sur la place et qu’on attache le corps au poteau. Puis il a fait venir toute la population et a annoncé qu’il allait brûler un apostat. Devant tout le monde, il a. perdu la raison, je crois. Pendant que les prêtres chantaient, il est monté sur le bûcher. Il a empoigné le mort par les cheveux et lui a craché au visage - enfin, ce qu’il en restait. Puis il s’est mis à rire comme un fou. Jamais je ne l’avais vu dans un tel état de frénésie. Comme si le cadavre était toujours en vie,
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