L'Etoffe du Juste
coup d’œil. J’avais encore peine à croire que le succès de ma quête pouvait passer par ce jeune mignon. Il semblait si inoffensif. Mais je ne devais pas oublier qu’il était le fils d’un homme dont les mains étaient tachées de sang jusqu’aux coudes. L’exécuteur des basses œuvres du pape. La fourberie du fils ne pouvait qu’être l’égale de celle du père. Qu’il le sache ou non, il se rendait à Gisors avec la mission d’en ramener la seconde part de la Vérité, tout comme moi. L’un de nous deux ne survivrait pas au voyage, et j’entendais bien ne pas être celui-là. Je devais seulement continuer à jouer au protecteur afin de garder sa confiance intacte. Le moment venu, j’en tirerais profit. Ensuite, je laisserais Jaume l’envoyer retrouver ses ancêtres.
Sentant ma présence, Guy ouvrit les yeux et sursauta. Puis il me reconnut et se détendit.
— C’est toi, Gontier. Tu m’as fait peur.
— Pardonnez-moi, sire. Je ne voulais pas vous réveiller.
Sous la couverture, je vis qu’il rengainait une dague.
— Tu en as mis du temps, me reprocha-t-il.
— Je vous avais dit que je reviendrais dans l’heure et c’est ce que j’ai fait.
Dehors, le vent soufflait et il s’infiltrait entre les planches de la paroi.
— Qu’allais-tu faire ainsi ?
— J’allais aux renseignements, sire. Je voulais m’assurer que personne n’avait revu celui qui a tenté de vous occire.
— Et ?
— Vous pouvez dormir tranquille.
Je vis son corps se détendre.
— Tu crois que nous pourrons repartir demain ? s’enquit-il.
— J’en doute. Il neige à plein ciel. La route serait bien trop dangereuse pour nos chevaux.
— Je n’aime guère cet endroit. Le vieillard me donne froid dans le dos.
— Moi aussi, croyez-moi, maugréai-je, mais nous devrons faire avec.
Malgré les souvenirs qui m’assaillaient de toutes parts dans Rossal, malgré la présence toute proche de Gerbaut de Gant, ce délai me convenait. Il me permettrait de rendre Pernelle heureuse, et elle le méritait plus que quiconque. Sans rien ajouter, je m’enroulai dans ma propre couverture. Il fit de même et, bientôt, sa respiration régulière m’indiqua qu’il dormait.
Je m’éveillai avant l’aube et dus contenir mon envie de sortir jusqu’à ce que le jour se lève. Je nourris Sauvage, qui était attaché près de la porte. Il piaffa gaiement pendant que je lui caressais les flancs en songeant que je ne l’avais pas étrillé depuis longtemps. Quand j’eus terminé, je revêtis ma capeline, remontai mon capuchon et sortis. La tempête faisait toujours rage, aussi féroce que la veille. Le nouveau Rossal était couvert d’une épaisse couche de neige, comme l’ancien l’avait été souvent dans ma jeunesse.
Je m’adossai au bâtiment, près de la grande double porte, et laissai le vent froid m’éclaircir les idées tout en guettant Odon. De si bonne heure, le village était tranquille. Puis, un à un, les habitants émergèrent des maisons et se dirigèrent vers la place. Dans leurs robes austères, ils me rappelaient des moines et je me dis qu’un village dirigé par Gerbaut de Gant ne pouvait manquer de ressembler à un monastère à la règle sévère. Comme la veille, ils toussaient à s’en faire éclater les boyaux. Une fois arrivés, ils se mirent docilement en rang et s’agenouillèrent. Sous mes yeux étonnés, ils retirèrent leurs manteaux et se dénudèrent jusqu’à la taille, indifférents au vent glacial et à la neige. La tête penchée vers l’avant, dans une attitude d’entière soumission, chacun tenait dans sa main un martinet.
Je vis Gerbaut sortir du manoir et, soutenu par Odon, qui semblait être son assistant attitré, se rendre jusqu’au groupe pour se placer devant. Le fils de Pernelle alla docilement prendre place au bout d’une rangée et s’agenouilla comme les autres. Vêtu de la simple bure dans laquelle je l’avais vu la veille, que le vent faisait claquer sur sa frêle carcasse, le prédicateur se planta les pieds dans la neige et les toisa d’un regard de feu. Puis il prit une grande inspiration et se mit à tonner avec la même ferveur que je lui avais connue jadis. Malgré son âge, il n’avait rien perdu de son fanatisme et sa voix, encore puissante, avait les mêmes intonations de fin du monde.
Enveloppé dans ma capeline, je frissonnai autant de malaise que de froid,
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