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L'Etoffe du Juste

L'Etoffe du Juste

Titel: L'Etoffe du Juste Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Hervé Gagnon
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fasciné par la scène qui me rappelait celle de mon enfance, qui avait contribué à définir mon existence. De loin, je ne pouvais saisir ce que disait Gerbaut, mais son ton était chargé de reproches. Je le connaissais assez bien pour savoir qu’il menaçait ses ouailles d’une damnation éternelle. Petit à petit, excités par ses exhortations, ses fidèles se mirent à se fouetter le dos de coups bien sentis qui finirent par tirer le sang à quelques-uns.
    Gerbaut se mit à circuler dans les rangs. Pareil à un général inspectant ses troupes, il s’arrêtait devant chacun des villageois qui, l’air plus piteux les uns que les autres, confessaient avec ferveur leurs péchés avant de se flageller de plus belle.
    — Deo gratias 3 ! s’écriait chaque pénitent à chaque coup qu’il s’administrait.
    Lorsqu’ils avaient terminé, ils baisaient les pieds de Gerbaut qui, en réponse, posait la main sur leur tête pour les bénir.
    Pendant que j’observais la scène, stupéfait, la porte de l’étable s’ouvrit sur ma droite et les deux moines qui accompagnaient les troupes de Pierrepont en sortirent : un petit maigrelet nommé
    Brun, chauve, aux grandes oreilles décollées et aux lèvres perpétuellement pincées par la désapprobation, et un gros court appelé Guillot, qui était aussi large que long et dont le ventre rebondi trahissait le fait que le péché de gourmandise n’était pour lui que théorie. Je les saluai de la tête sans engager la conversation.
    —    Ce bougre se prend pour un prophète ! s’exclama le petit, outré. Regarde comme il se fait lécher les savates ! Je te le dis, Guillot, Satan se vautre dans ce village !
    —    Quelle ignominie ! s’indigna le gros.
    Sur l’entrefaite, Gerbaut parvint devant Odon. Le pauvre garçon avait le teint cireux et, les yeux mi-clos, chancelait sur ses genoux. L’effort qu’il faisait pour contrôler sa toux était visible et se traduisait par des hoquets constants qui lui faisaient sauter les épaules. De toute évidence, son état avait empiré depuis la veille. De peine et de misère, il se confessa à son tour. J’ignore ce qu’il put dire, mais la réaction de Gerbaut fut aussi brutale qu’instantanée. D’un geste d’une vivacité étonnante pour un homme de son âge, le vieillard lui arracha le martinet et se mit à fouetter cruellement son dos nu, ponctuant chaque coup d’un grognement profond auquel répondait un gémissement contenu.
    La dernière chose que je devais faire était de me faire remarquer et de courir le risque que le vieux fou me reconnaisse, mais sur le pommeau de mon épée ma main tremblait de colère et je brûlais d’envie d’intervenir pour sauver, avec des années de retard, le garçon que j’avais moi-même tourmenté. Lorsqu’il fut satisfait, Gerbaut laissa tomber le fouet dans la neige, où Odon le rejoignit aussitôt, haletant et le dos ensanglanté. Un violent coup de pied dans les côtes le força à se remettre à genoux.
    L’ignoble séance de confession dura une bonne vingtaine de minutes, ponctuées par des toux creuses, des claquements de martinets, des gémissements de souffrance et des suppliques remplies de remords sincères. Puis les villageois se relevèrent et se rhabillèrent à l’unisson. La scène à laquelle je venais d’assister se reproduisait sans doute chaque matin. Une sorte de rituel obscène qu’exigeait leur prophète dément, et qui était en parfait accord avec ce que j’avais entrevu de sa personnalité. Je songeai que, décidément, Rossal était maudit entre tous les villages. Un fou de Dieu y avait simplement remplacé un damné pour y faire régner la terreur et la cruauté.
    Odon suivit docilement son tortionnaire en le soutenant par le bras, comme s’il était la chose la plus précieuse qui fût malgré la raclée qu’il venait de lui infliger. En chemin, le garçon fut frappé d’une nouvelle quinte et dut s’arrêter. Plié en deux, il toussa jusqu’à en vomir. Quelques imprécations et trois gifles sèches de Gerbaut le firent se relever. Je les regardai s’éloigner vers le manoir et y entrer.
    —    Par les Saintes Écritures, cela ne se passera pas comme ça ! grommela le gros moine, le visage cramoisi de colère, en rentrant dans la grange, suivi de son collègue.
    Ils firent claquer la porte derrière eux. Lorsqu’ils furent à l’intérieur, je me rendis à l’endroit où Odon s’était arrêté et examinai la neige.

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