L'Etoffe du Juste
l’aperçus, près d’un arbre, qui me faisait signe de la main. Je descendis de cheval, tirai ma monture pour l’attacher à une branche en bordure du chemin, puis m’en fus rejoindre le Minervois.
— Je me nomme Gontier. L’as-tu oublié ? lui reprochai-je.
— Je suis heureux de te voir, moi aussi, dit-il en me donnant une claque dans le dos. Viens te mettre au sec.
Il m’entraîna avec lui et je constatai une fois encore combien il était plein de ressources. Il avait coupé de longues branches bien touffues qu’il avait appuyées contre un tronc pour en faire un abri sous lequel il serait possible de rester au chaud. Il y avait même aménagé une ouverture qui laissait s’échapper la fumée d’un feu. En dessous, Pernelle et Jaume, toujours vêtu en moine, étaient bien au sec. Dès qu’ils me virent, ils sourirent et se serrèrent pour me faire une place. Je retirai ma capeline trempée et m’assis entre Jaume et Ugolin, Pernelle fermant le cercle devant moi. J’étendis les mains devant le feu pour en chasser le froid qui les engourdissait.
— Bois, ça te réchauffera, dit Jaume en me tendant une outre de vin que j’acceptai avec plaisir.
Le liquide riche et onctueux était délicieux et j’en avalai quelques grandes goulées. Puis je portai mon regard sur Pernelle. Même dans la pénombre, je constatai sans difficulté combien elle était pâle.
— Nous sommes à Rossal, dit-elle à brûle-pourpoint, d’une toute petite voix.
— Je sais. Le hasard est parfois cruel. commençai-je, faute de mieux. J’aurais donné cher pour que tu n’aies jamais à revenir en ces lieux.
J’allais expliquer la signification de ce village pour Pernelle et moi lorsque le templier leva la main pour m’arrêter.
— Dame Pernelle nous a déjà dit qu’il s’agissait de votre village natal, dit-il en rivant ses yeux noirs dans les miens. Celui dont tu fus seigneur. Elle nous a aussi raconté tout ce qu’elle a vécu ici, dit-il d’un ton sépulcral. Et ce qu’elle y a perdu.
— Je vois. Mais. Il y a à la fois mieux et pire.
Si c’était possible, le visage de mon amie pâlit encore et je l’entendis déglutir bruyamment. Elle attendit sans poser de question.
— Tu te souviens de Gerbaut de Gant ?
— Le prédicateur fou qui est venu nous terroriser lorsque nous étions encore enfants ? Comment l’oublier ?
— C’est bien celui-là.
— Et alors ?
— Il est ici.
— Quoi ? Allons donc, tu dois avoir la berlue. S’il était vivant, il serait aussi vieux que les pierres du chemin.
— Pourtant, il l’est bel et bien. Les cheveux blancs comme neige et le dos courbé tel un arbre malade. Il semble diriger une communauté établie sur les ruines de Rossal. Tous le traitent avec grande déférence.
— Gerbaut joue au messie, maintenant ? Grands dieux ! Alors c’est que ses disciples sont aussi fous que lui !
Ugolin et Jaume nous observaient, perplexes, et ce fut Pernelle qui leur raconta les frasques passées du prédicateur, alors qu’il avait exposé au grand jour, comme par magie, les vices des habitants de Rossal et qu’il nous avait promis la damnation. En entendant son récit, je pensais à ma mère, qui m’avait serré contre elle pour me protéger pendant qu’il vomissait ses imprécations. Je pouvais encore entendre sa voix grinçante et exaltée. Que Dieu ait pitié de ce village car cet enfant y apportera la mort, avait-il déclaré. Il sera damné... Maudit pour l’éternité. Puis il s’était adressé directement à moi, brandissant son index et faisant naître dans mon ventre une peur terrible. La justice divine te fera subir mille fois les souffrances que tu causeras, suppôt de Satan ! Tu iras en enfer et Dieu te punira en t’en libérant ! Tu erreras parmi les hommes sans trouver le salut ! Tu aideras à répandre des faussetés impies qui confondront les honnêtes croyants ! Tu ébranleras la Révélation ! Tu es maudit ! Hérétique ! Damné ! Une âme perdue ! Tu entends ? Puis il avait averti le village entier. Les jours vous sont comptés, habitants de Rossal ! Le loup est déjà entré dans la bergerie ! Soyez sur vos gardes ! Je songeai qu’en ce qui me concernait, en tout cas, l’oiseau de malheur avait eu raison sur tous les points. Ce village, je l’avais assassiné de mes propres mains.
— Brrrr. Ces maudits bateleurs m’ont toujours fait
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