L'Étreinte de Némésis
n’aurais jamais pu entreprendre un travail comme celui-là,
continua Iaia. Mon maître ne m’y aurait pas autorisée. J’imagine sa réaction. « Trop
vulgaire, aurait-il dit. Trop exclusivement décoratif. Peindre des
histoires ou des fables pour illustrer une morale, c’est une chose, mais
peindre des poissons… Les portraits sont ton point fort, Iaia, et particulièrement
les portraits de femmes. Aucun homme n’a la moitié de ton talent pour peindre
une femme. Mais si jamais une matrone voit ces têtes de poissons avec leurs
yeux qui vous fixent, plus aucune ne te commandera de portraits. » Oui,
mon vieux maître aurait parlé comme ça. Mais aujourd’hui, si je veux peindre
des poissons, par Neptune ! eh bien je le fais. Je pense qu’ils sont
superbes.
Elle
semblait très admirative de son propre talent, une immodestie sans doute
pardonnable chez un artiste qui achève une œuvre.
— Je
comprends pourquoi tu es devenue si célèbre, dis-je. J’ai vu ton tableau de
Gelina dans la bibliothèque.
Elle
eut un sourire hésitant.
— Il
date de l’an dernier. Gelina voulait l’offrir à Lucius pour son anniversaire.
Nous y avons passé des semaines, sur sa terrasse privée, à l’extrémité nord de
la maison. Lucius n’entrait jamais dans cette pièce réservée à sa femme. Ainsi
la surprise pouvait être totale.
— L’aimait-il ?
— Franchement,
non. Il fut conçu spécialement pour le mur au-dessus de sa table dans la
bibliothèque. Eh bien ! il a dit clairement qu’il n’en voulait pas là. Si
tu as vu la pièce, tu connais ses goûts, ces horribles statues, Hercule et Centaure. Le tableau qui se trouvait alors au-dessus de la table était
encore pire. Cette hideuse chose prétendait représenter les Argonautes attaqués
par des Harpies [36] . Monstrueux ! Je ne comprends pas comment il
osait faire entrer des visiteurs dans cette pièce. Quelque tâcheron inconnu de
Naples était l’auteur de cette confusion de seins nus, de pattes griffues et de
guerriers raides, mal peints, qui brandissaient des glaives. Je n’exagère
vraiment pas en disant que la peinture était effroyable, n’est-ce pas, Olympias ?
La
fille détourna les yeux de son travail pour nous regarder et rit :
— Oui,
c’était vraiment une croûte, Iaia.
— Finalement
Lucius céda. L’horrible tableau fut enlevé pour que nous puissions mettre le
portrait de Gelina à la place. Mais Lucius fut très discourtois. Gelina avait
commandé un tapis assorti au tableau. Il ne cessa de se plaindre de la dépense.
Au cours de cet épisode, je peux vous dire que Gelina a pleuré plus d’une fois.
Tu sais sans doute que les problèmes d’argent sont une vieille histoire dans
cette maison. Ah ! Lucius, quel raté ! Quel imposteur ! A quoi
sert-il de vivre dans une telle villa si on doit compter chaque sesterce avant
de le dépenser ?
Une
soudaine tension envahit la pièce. L’un des esclaves renversa un pot de vernis
et jura. Même les poissons semblaient trembler, mal à l’aise. Iaia baissa la
voix.
— Passons
du côté des bains. Les pièces sont vides. Et la lumière, à cette heure du jour,
est délicieuse. Laisse ton fils ici à regarder Olympias travailler.
Sous
les rayons du soleil levant, la baie brillait de milliers de minuscules
lumières argentées. Nous fîmes le tour du bassin circulaire. La vapeur montait
dans l’air vif du matin. Sous la coupole, nos voix basses résonnaient
curieusement.
— Je
pensais que Lucius et Gelina formaient un couple heureux, dis-je.
— T’a-t-elle
semblé heureuse ?
— Son
mari a connu une mort horrible il y a quelques jours à peine. Je ne m’attendais
pas à la voir sourire.
— Son
humeur n’était pas vraiment différente avant. A cause de lui, elle était très
triste. Et elle l’est encore aujourd’hui.
— Elle
n’a pas l’air triste sur la peinture. Le portrait ment-il ?
— Le
portrait l’a saisie telle qu’elle était. Et pourquoi a-t-elle l’air si heureuse
et en paix sur le portrait ? Sou-viens-toi qu’elle posait dans l’unique
pièce où Lucius ne mettait jamais les pieds.
— On
m’a dit qu’ils s’étaient mariés par amour.
— C’est
vrai. Et tu vois ce qui est arrivé. J’ai connu Gelina alors qu’elle n’était qu’une
enfant. Sa mère et moi avions à peu près le même âge et nous étions de grandes
amies. Lorsque Gelina a épousé Lucius, je n’avais pas à lui faire des
reproches, mais je
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