L'Étreinte de Némésis
seul l’énigme du meurtre de Lucius. Il s’imagine
pouvoir m’impressionner ainsi. Tu comprends ce qui se passe ? Maintenant
que Lucius n’est plus, il a besoin d’un nouveau maître et d’une nouvelle
résidence.
— Et
il voudrait s’attacher à toi ?
Crassus
rit sans entrain et but quelques gorgées de vin.
— J’imagine
que je devrais être flatté. Il pense manifestement que je suis en pleine
ascension. Spartacus n’a humilié que deux consuls romains et il a défait toutes
les armées qu’on a envoyées contre lui. De quoi devrais-je avoir peur ?
— Es-tu
si certain d’obtenir le commandement contre Spartacus ?
— Qui
d’autre l’accepterait ? Tous les politiciens de Rome ayant une expérience
militaire tremblent de peur. Ils veulent que quelqu’un d’autre règle le
problème.
— Et
cet autre pourrait être…
— Ne
prononce jamais son nom ! Si je pouvais ne plus jamais l’entendre, je
mourrais heureux.
Crassus
s’appuya de nouveau contre la table. Son expression s’adoucit.
— En
réalité, je ne hais pas Pompée. Nous étions de bons camarades, à l’époque de
Sylla. Personne ne peut dire que sa gloire n’est pas méritée. L’homme est
brillant : grand tacticien, chef admirable, politicien superbe. Et beau
comme un demi-dieu. Et il est riche ! On dit que je suis riche, mais on
oublie que Pompée est aussi riche que moi, peut-être plus riche encore. Pompée,
dit-on, est brillant ; Pompée est beau… Mais riche, on ne le dit que de
moi : « Crassus, Crassus, riche comme Crésus. » Et Pompée est
occupé en Espagne à maîtriser ce rebelle de Sertorius. Il ne peut pas être de
retour à temps pour en finir avec Spartacus. Ou, plus exactement, il pourrait,
mais cela n’arrivera pas. J’aurai déjà fait tout le travail. Et toi, que
sais-tu de Spartacus ?
— Ce
que tous les marchands de Subure savent : leurs prix ont triplé à cause d’un
dénommé Spartacus.
— Tout
revient à ça finalement. Les rebelles peuvent brûler une ville entière et
pendre les notables de la ville par les chevilles, on ne s’inquiète vraiment de
Spartacus et de sa détestable petite révolte qu’au moment où ils commencent à
rendre la vie du peuple de Rome moins facile. C’est comme un cauchemar qui ne
se termine pas. Sais-tu où tout cela a commencé ?
— A
Capoue ?
Crassus
acquiesça.
— A quelques
heures de cheval d’ici, si l’on emprunte la voie consulaire [44] à partir de Pouzzoles. Un imbécile du nom de Batiatus
dirigeait une école de gladiateurs à l’entrée de la ville. Il achetait ses
esclaves par lots, éliminait les faibles, entraînait les forts et les revendait
à des clients dans toute l’Italie. Les Thraces étaient nombreux parmi eux ;
de bons combattants, mais notoirement instables. Batiatus prétendait les
remettre d’emblée à leur place. Aussi les enfermait-il dans des cages comme des
bêtes et ne leur donnait-il rien d’autre à manger que du gruau et de l’eau. Il
ne les sortait que pour l’entraînement. L’idiot ! Comment ces hommes, qui
ne songeraient jamais à battre un cheval ou à répandre du sel sur une parcelle
de bonne terre, peuvent être aussi imprudents avec leurs esclaves ! Un
esclave est un outil : utilisez-le avec sagesse et vous en tirerez
bénéfice, utilisez-le stupidement et vous aurez gaspillé vos efforts.
« Mais
je parlais de Spartacus. Dans l’ordre normal des choses, ces Thraces auraient
dû être matés et soumis à la volonté de Batiatus, d’une manière ou d’une autre.
Sinon ils auraient pu se révolter contre lui, mais alors ils auraient été tués
sur place. Mais parmi ces Thraces, il y avait un homme qui s’appelait
Spartacus. Il arrive parfois que même au milieu d’esclaves, on trouve un homme
ayant une forte personnalité, une brute capable de rassembler autour de lui d’autres
brutes qui lui obéiront. Il n’y a là rien de surnaturel. Je suppose que
Dionysius t’a parlé de cette histoire du soi-disant magicien Eunus et de la
révolte servile en Sicile, il y a soixante ans. On raconte des choses
semblables sur Spartacus. Par exemple, qu’avant d’être vendu comme esclave, il
prétendait qu’il dormait avec des serpents enroulés autour de la tête. On dit
aussi que l’esclave qu’il appelle sa femme est une sorte de prophétesse qui
entrerait en transe et parlerait au nom du dieu Bacchus.
— Oui,
c’est ce qu’on dit sur les marchés du Subure,
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